Le litige opposant les Benoît et la famille Laurenceau défraie la chronique depuis quelques jours. L’exécutif haïtien, comme les hommes de pouvoir et d’influence, sont intervenus pour condamner la violence aveugle dont M. Patrick Benoît a été victime de la part des policiers lors de l’exécution d’un arrêt rendu par la Cour de cassation.

Port-au-Prince, https://www.lemiroirinfo.ca, Mercredi 20 Mai 2020

Cette famille qui, selon un Tweet de Yves-Germain Joseph, l’ancien Ministre de la Planification et de la Coopération externe, vit depuis un siècle sur sa propriété. Un journal très influent de Floride, le « Miami Herald », citant dans son commentaire l’intellectuel Hérold Jean-François, soulignait que la famille Benoît était victime d’un vaste réseau de gangs, de criminels, d’une mafia voleuse de terres.

Selon Jacqueline Charles, cette mafia bien organisée et structurée aurait même des avocats, des notaires, des huissiers de justice et un groupe d’agents immobiliers à l’affût partout des biens.

Cette semaine, le sénateur de l’Ouest, le professeur Patrice Dumont, a publié une note dans laquelle il exprime son indignation de ce qui est arrivé à Patrick Benoît et il en a profité pour condamner la justice haïtienne pour son manque d’efficacité. L’affaire aura mobilisé beaucoup de gens et de ressources, tant qu’au niveau national qu’international.

Qu’observe-t-on ? Toutes les instances judiciaires ont été dessaisies de l’affaire après l’intervention de la Cour de cassation mettant fin au procès. Dès lors, la décision qui en découle appartient à la société et à l’Université, et par conséquent, tout citoyen a le droit d’en avoir une opinion. Ce qui, à mon sens, explique cette variété d’avis.

Ma démarche n’a pas les caractéristiques d’un commentaire d’arrêt. Ceci aurait été, sans nul doute, un bel exercice pour les étudiants en droit. Ma démarche ne consiste pas à dire si la solution donnée à ce litige est juste et équitable : je me borne uniquement à examiner la solution du point de vue juridique. C’est-à-dire j’analyse la solution apportée par les différents juges qui se sont prononcés sur cette question. Ont-ils appliqué la règle de droit aux faits de l’espèce ?

Commenter une décision de justice n’est pas une chose facile. Celui qui se livre à un tel exercice, doit maîtriser la science juridique. Le droit concret, c’est du jugement. Car, le plus souvent, le commentaire sur une décision (arrêt ou jugement) trouve sa matière dans l’application d’une règle de droit. C’est un exercice didactique intéressant : il s’agit ici d’appliquer des connaissances théoriques pour résoudre des cas concrets. Donc on doit maîtriser un ensemble de connaissances ordonnées, organisées selon des principes. Plusieurs éléments coexistent dans ce corps de connaissances cohérentes : des fondements, des applications, des auxiliaires ou complémentaires (pluridisciplinarité ou pluridisciplinarité dans l’approche du droit) etc.

Souverain, le législateur dispose, donc il affirme. Mais l’avocat, lui, raisonne pour convaincre. Dans sa souveraineté, le juge raisonne aussi pour motiver sa décision. Dans les deux cas, on doit faire appel à la rigueur intellectuelle. Ce travail de base exige des qualités particulières : le sens de l’observation, le bon sens, l’exactitude, la justesse, la finesse dans la pensée, des éléments de fait et la règle de droit destinée à les régir. Ce n’est pas un domaine où n’importe qui peut  se prononcer. Le discours sur le droit en dehors du droit n’est que du bavardage enfantin. Le bavardage jouit du principe de l’innocence, a écrit Hegel. (« La raison dans l’histoire »).

Cet exercice intellectuel nous permet de voir la prétention des parties engagées au procès. Mais fondamentalement la tache essentielle du juge – celle de juger, donc de décider – est un acte de souveraineté, car suivant la formule officiellement consacrée, la justice est rendue au nom de la République. Donc au nom de l’État.

Pour revenir au cas Benoît, quels ont été les faits de l’espèce ? Les juges, ont-ils appliqué aux faits de l’espèce la règle de droit qui avait vocation à les régir ? La solution du juge, c’est-à-dire, le jugement a-t-elle été donnée pour être exécutée ?

Faisons tout de suite la décantation et la démarcation entre la brutalité policière qu’avait subie le Sieur Patrick Benoît – un acte odieux, gratuit et condamnable et la justice doit sévir avec la plus grande rigueur contre son ou ses auteurs – et l’exécution de l’arrêt lui-même ! Il ne faut pas changer les termes du litige dans son objet et sa cause ni nier le problème de la dépossession illégale des biens soulevée par Jacqueline Charles. Un problème fondamental que l’État se montre incapable de freiner, a écrit M. Yves-Germain Joseph, cet échantillon de l’intelligentsia haïtienne. En effet, face à la faillite de l’État et de ses institutions, la loi en Haïti n’est ni plus ni moins celle des entités criminelles privées qui ont le contrôle sur tout : l’économie, la politique, la justice, la terre etc.

L’histoire d’Haïti est aussi celle de l’épineux problème de la question de la terre et des classes sociales. Cette histoire est partagée entre les mulâtres et les noirs. Pour comprendre l’histoire et penser l’avenir, il est indispensable de s’élever au-dessus du point de vue limité des classes sociales en Haïti et s’informer auprès de ceux qui sont détenteurs de la raison. Il y a en effet risque de dérapage et d’escalade qui peut être préjudiciable à la paix et à l’équilibre social.

Une réécriture de cette journée sanglante s’impose au nom de la vérité historique des faits. Les victimes il y en a eu des deux côtés. Adony Charles est le nom de cette victime sans nom  par balle de l’autre côté du mur de l’indifférence. La presse ne l’a pas révélée. Chez nous, l’histoire est souvent racontée par les plus forts, donc de manière sélective. Des exemples ont montré que dans l’histoire des peuples, comme dans celle des hommes, la raison du plus fort n’est pas toujours et nécessairement la meilleure. La parole peut parfois se faire chair et prendre place à côté de l’opprimé.

Quoiqu’il en soit, les deux questions soulevées plus haut sont importantes pour situer le débat au plan juridique.

Notre système juridique national détermine comment un citoyen devra jouir d’un droit qui lui est reconnu. Cette jouissance implique le droit de revendiquer en cas de privation (Me Camille Leblanc, Cours de procédure civile).

Il me semble que M. Laurenceau a utilisé le droit à l’action en s’adressant au Tribunal des référés, à la suite de l’érection par M.Gilbert Benoît d’un mur de clôture derrière la barrière principale d’entrée de la maison et du terrain occupé par le requérant. Au Tribunal des référés, les avocats du plaignant ont argumenté que M. Benoît a violé les droits de ce dernier, en obstruant son droit de passage, ce qui l’empêchait d’avoir accès à son domicile. Ils ont alors demandé au juge des référés d’ordonner la suppression des obstacles l’empêchant d’avoir accès à son domicile. Le juge Merlan Belabre, remplissant l’office du juge des référés, a fait droit à la demande du requérant en accordant l’exécution provisoire, sur minute et sans caution, de l’ordonnance du juge, nonobstant toutes les voies de recours.

Le sieur Gibert Benoît a interjeté appel contre cette ordonnance. La Cour d’appel de Port-au-Prince a rejeté les moyens de l’appelant en maintenant l’ordonnance querellée du premier juge. Sur quoi, M. Benoît a fait un pourvoi en Cassation. La Cour de cassation, première section, a rendu un arrêt dans lequel elle a rejeté le moyen et l’ensemble du pourvoi exercé par le sieur Gilbert Benoît contre l’arrêt-ordonnance rendu par la Cour d’appel de Port-au-Prince, le 29 mai 2017 entre lui et le sieur Laurenceau. La Cour de Cassation a confirmé l’exécution provisoire et reconnu le droit de propriété de Laurenceau. L’exécution provisoire devenait donc définitive. Le rêve de Monsieur Benoît est anéanti.

À partir de cet arrêt de la Cour de Cassation, M. Laurenceau a une petite souveraineté sur la propriété. Limitée selon les termes de l’article 448 du Code civil haïtien, cette souveraineté est reconnue par la Cour de Cassation. Le maître du bien est donc là. On ne peut pas refaire le procès dans l’opinion publique. L’exécution du jugement est une partie du procès. Elle met fin au litige. S’il y a une erreur, elle doit être supportée par la société, selon le principe que tout procès doit avoir une fin. La Cour de Cassation, par son arrêt, met fin au procès. Cet arrêt appartient désormais à l’Université.

L’Exécutif, par l’entremise du Parquet, doit se garder de tout excès. De tout traitement de faveur. L’État ne peut pas se mettre à genoux devant un individu, aussi puissant qu’il puisse être. L’affaire a été débattue de manière contradictoire. Ce qui exclut la thèse du jugement par défaut évoqué dans l’opinion pour décrédibiliser la Cour de Cassation. Il me paraît aussi bizarre que curieux pour une affaire aussi importante que tout au long du procès, le sieur Gilbert Benoît n’ait fourni aucune preuve justifiant son droit de propriété. Qui vole qui alors ?

C’est la loi qui prévoit le recours à la force publique pour l’exécution d’un jugement. L’aide de la force publique sollicitée par la partie gagnante n’était pas refusée par les autorités. Ce qui signifie que l’exécution du jugement n’était pas préjudiciable à l’ordre public. Dans ce cas, l’intervention de l’Exécutif après l’exécution du jugement, peut entraîner la déconsidération de la justice, la perte de la confiance du citoyen dans la justice de son pays. Le refus même motivé d’appliquer une décision de justice, peut conduire à la responsabilité de l’État.

Car le préjudice né de l’inexécution d’une décision de justice peut être considérée comme une rupture du principe d’égalité des citoyens devant la loi. L’égalité devant la loi suppose qu’on reconnaisse l’individualité du citoyen et pour ce faire, on doit remettre en question les anciens privilèges de classe. Le principe d’égalité des citoyens devant la loi implique finalement que l’autorité politique soit elle-même soumise au respect de la loi : c’est la définition même de l’État de droit.                                                                                                                      

En ce sens, l’ordre du commissaire du gouvernement demandant aux juges du Tribunal de paix  de Pétionville de se rendre sur les lieux après que l’exécution a été consommée, trahit ce principe catégorique et général du droit. L’efficacité du système de droit s’affirme dans la mesure où les procédures qu’il adopte, assurent la réalisation concrète des droits. (Pierre C. Labissiere).

Me Jacques Lafontant, qui a toujours fait preuve d’une honnêteté rigide et d’une compétence dont il peut se vanter, doit demeurer dans la grandeur de l’État, dans l’élitisme du droit et du savoir scientifique, car la bêtise passera. Il doit surtout se garder d’accomplir des actes en violation des droits. (Art 27-1 de la Constitution).

Il n’y a pas de système judiciaire parfait. Les décisions de justice sont l’œuvre des hommes et des femmes et elles sont sujettes à l’erreur. Le système judiciaire haïtien n’est pas parfait comme celui des États-Unis. Dans le système américain, on relève beaucoup d’erreurs judiciaires. Mais les Américains continuent à avoir confiance dans le système judiciaire de leur pays.

En Haïti, il y a un effort de nettoyage à faire et des réformes à consentir pour que chaque Haïtien soit certain que sa cause soumise à l’appréciation du juge appelé à trancher soit équitablement entendue sans l’influence des pouvoirs politiques et des opinions publiques. Si personne n’est sûr de posséder quoi que ce soit en Haïti, il se pose donc un problème sérieux. La garantie du droit de propriété est fondamentale dans l’économie libérale. Alors une question se pose : Qui viendra donc investir dans un pays où règnent la violence et l’arbitraire des groupes privés ?

Auteur : Me Sonet Saint-Louis av Sonet43@Hotmail.com