En ce temps de confinement et d’angoisse suscité par un virus au maudit nom de Covid-19, nous avons interviewé Claude Bernard Sérant, l’auteur de La guerre des cerfs-volants, un ouvrage culture qui fait le délice des amateurs de traditions qui ont fait ou font encore le charme d’Haïti. Cerf-voliste, écrivain, journaliste dans l’âme, Sérant a le réflexe du journaliste, il va sur le terrain avant de se lancer dans l’exercice de l’interview.

Port-au-Prince, https://www.lemiroirinfo.ca, Dimanche 12 Avril 2020

Louiny FONTAL : En tant qu’amateur de cerfs-volants et auteur d’un ouvrage intitulé La guerre des cerfs-volants, votre constat, cette année, sur les engins volants dans le ciel de Port-au-Prince?

Claude Bernard Sérant:
J’ai marché dans Port-au-Prince et Delmas. J’ai vu sur beaucoup de murs une bonne centaine de cerfs-volants. C’est preuve que cette tradition est forte à Port-au-Prince. Je m’étais promis durant toute la semaine de me promener dans les rues, caméras aux poings. Je n’ai pas fait cela. Je le regrette. Du côté de la place du Canapé-Vert, du côté de Pont Morin, à l’Avenue Martin-Luther King, sur la route de Bourdon, même constat. Mais les artisans te diront qu’ils ne vendent pas. Vous connaissez la rengaine, nous aimons nous plaindre. Le ciel n’est pas fleuri de cerfs-volants comme autrefois certes, mais les enfants jouent avec cet objet artisanal, en dépit de tout. La semaine dernière, j’étais à Delmas, du côté de chez un membre du Réseau haïtien de journalistes en santé, j’ai vu plusieurs cerfs-volants dans le ciel. Une vraie bouffée de souvenirs a surgi dans ma tête.

LF : Le coronavirus a-t-il un impact sur la semaine sainte qui se traduit aussi par la fête des cerfs-volants?

CBS: Oui la Covid-19 a un impact important sur la vie même en Haïti. Avant de répondre à la question que vous m’avez adressée sur mon courriel, j’ai procédé en journaliste. Je suis allé sur le terrain. Dans plusieurs lieux, je ne trouvais pas d’artisans, ce samedi. Mais sur la route de Bourdon, on trouvait des cerfs-volants à profusion. J’en ai acheté et profité de l’occasion pour les interviewer.

LF: Qu’avez-vous vu et entendu ?

CBS : Beaucoup de traditions en Haïti sont en chute libre. En tant que journaliste suivant de près nos phénomènes culturels, nous remarquons que les cerfs-volistes sont moins nombreux. Plusieurs paramètres peuvent expliquer cela. Autrefois lorsque j’étais enfant, à Carrefour-Feuilles, nous disposions de vastes espaces pour lancer nos cerfs-volants. Port-au-Prince n’était pas aussi coincé avec des bidonvilles. Maintenant, les gens vivent à l’étroit, dans des poches de pauvreté. Le coronavirus n’a fait que renforcer cette baisse. Au passage soulignons que notre population, animée par la pensée magique du «Bon Dieu bon», dans sa grande majorité, elle ne croit pas qu’un maudit virus portant le nom de Covid-19 pourrait l’envoyer au cimetière. C’est de même pour le football, les Haïtiens adorent le sport roi, mais il existe très peu de terrain pour jouer. Conséquences : les gens préfèrent s’agglutiner devant le petit écran pour voir évoluer les équipes étrangères, le stade Sylvio Cator est déserté.

LF : Revenons donc à notre question concernant les traditions liées aux cerfs-volants. En quoi le coronavirus a-t-il impacté ces traditions ?

CBS : Pour revenir aux traditions, pour qu’elles se perpétuent, il faut que la société les accompagne. Le carnaval, pour illustrer, tient le hit parade des grands rendez-vous culturels de l’année parce que cette grande réjouissance populaire est un grand enjeu pour l’État haïtien et notre secteur privé, idem pour le rara, qui est un carnaval rural. Ces traditions sont très populaires et gardent toute leur fraicheur parce qu’on investit temps, ressources humaines et argent en elles. Le fait de s’intéresser à cette question en tant que journaliste c’est déjà un bon signe. Je profite de cette occasion pour souligner qu’au début du mois de mars, Jacmel m’avait invité dans un diner-lecture : au centre, on a débattu la question de la tradition du cerf-volant. Mais dommage que pour ce mois d’avril, le monde se confine. Les Cayes allaient m’inviter à un festival de cerfs-volants au bord de la plage Gelé. Tout est tombé à l’eau. Tout ça, c’est l’effet du Coronavirus. Les impacts sont grands, dirais-je.

LF : L’impact est-il psychologique ou économique, pourvu que les enfants soient tous confinés à la maison, ils devaient normalement avoir beaucoup plus de temps libres pour se régaler un peu avec leurs engins, n’est-ce pas?

CBS : Les enfants s’adaptent avec leur temps. Je regarde mon fils assis sur la galerie. Ses yeux sont scotchés sur son téléphone portable branché sur Internet. Bien sûr, il lancera dans le ciel avec moi son cerf-volant. Nous nous sommes procurés d’étoile à six branches, cette année. Quand il fera moins chaud, les ailes vont parader dans l’espace. Mais n’oublions pas que la toile offre toute une gamme de distractions. Les enfants ne s’ennuient pas, ils se moquent royalement de nous. Ils vivent dans la lenteur retrouvée des vacances. Ils s’enivrent de ces après-midi sans fin, ils dorment beaucoup parce qu’ils ne vont pas à l’école. Ils finissent par réaliser que vivre n’est pas si compliqué. En ce qui a trait aux cerfs-volants, si l’on veut que cette tradition soit vive, il suffit d’organiser des événements comme naguère il existait Vol au vent qui récompensait les meilleurs artisans. Et les enfants raffolaient de Vol au vent, une activité qui était organisée par Le Nouvelliste.

Propos recueillis par Louiny FONTAL