Évoquer la question de la couleur en 2021 pour aborder la problématique des inégalités en Haïti, 217 ans après notre Indépendance et 75 ans après la «Révolution de 1946 », a quelque chose de totalement insensé, pathétique même-bien que reflétant certes l’extrême stratification de notre société. Pourtant, ceux-là même de nos compatriotes, si fiers d’être les héritiers de la première république à avoir inventé la liberté universelle, ne sont-ils pas, au fond, terriblement racistes et xénophobes ? Et pour beaucoup d’entre eux, sans le savoir !

Après avoir assisté à un débat entre l’ancien premier ministre Robert Malval (mulâtre) et l’écrivain vedette Lionel Trouillot (un Noir, que l’on qualifierait avec justesse de noiriste de gauche), on est obligé de se demander sur quelle planète on vit. Avec l’arrivée du jovenelisme, une idéologie sans théorie doctrinale, cette scabreuse question de la couleur de peau est revenue sur le tapis. On distingue d’un côté les néo-noiristes populistes de droite (anti-bourgeois, anti-Mulâtres, anti-Syro-Libanais, anti-Mulâtres syro-libanais, anti-oligarques réactionnaires, etc.) et de l’autre les noiristes de gauche qui évoquent eux aussi la notion de catégories ethniques pour rendre compte du problème de la lutte des classes en Haïti et le partage inégal des richesses au bénéfice des Haïtiens au teint clair.

Même si les noiristes de gauche se veulent (se croient ?) plus objectifs, ils occultent tout autant la réalité du mulâtrisme et du noirisme, deux « idéologies » socio-politiques racistes, source d’un même fiasco à tous les niveaux. C’est pourquoi nous avons trouvé intéressantes les « Réflexions autour du débat entre Robert Malval et Lionel Trouillot sur la question de la couleur » du jeune juriste Sonet Saint-Louis qui soumet ce problème à une analyse scientifique dépassionnée.

Son approche comporte trois aspects importants : la genèse historique du phénomène, l’au-delà de ces idéologies et la voie à suivre pour mettre un terme à cette guéguerre sans grandeur, qui fait tant de mal à notre société.

Sonet Saint-Louis rappelle que Jean-Jacques Dessalines lui-même a reconnu la légitimité égale des Noirs et des Mulâtres. Lorsque certains des vainqueurs de l’Indépendance haïtienne ont voulu faire main basse sur les biens des anciens maîtres, le fondateur de la nouvelle nation avait déclaré : « Noirs et Mulâtres, nous avons tous combattu contre les Blancs et les biens que nous avons acquis en versant notre sang appartiennent à nous tous et j’entends qu’ils soient partagés avec équité. » Ni les souffrances endurées par les Noirs ni le nombre de ceux-ci ne devraient leur conférer une quelconque supériorité civique ; car les deux composantes de la société ont mené le combat avec la même ardeur. Plaquer l’idéologie noiriste ou mulâtriste sur la lutte des classes est de nature profondément raciste, donc inacceptable et intolérable.

Saint-Louis note, avec raison, le bilan négatif du mulâtrisme et du noirisme (à partir de 1946), tant aux plans politique et social qu’économique. Que ce soit en ce qui concerne le relèvement des masses et le développement national, même échec flagrant. En réalité, l’affrontement idéologique cache une lutte permanente pour l’accaparement individuel du pouvoir économique et politique.

En dernier lieu, Me Saint-Louis souligne la nécessité d’un changement de paradigme. Au lieu d’agiter le sinistre hochet d’une légitimité autoproclamée, les élites noires et mulâtresses devraient plutôt faire leur mea culpa et demander pardon aux masses populaires qu’elles tiennent depuis plus de deux siècles dans l’ignorance, la peur et la misère.

Si nous ne faisons pas référence aux derniers venus dans la composition de la nation, à savoir les Haïtiens d’origine syro-libanaise, c’est parce qu’ils appartiennent aux classes possédantes, qui ne sont pas différentes des autres élites (mulâtres et noires confondues). Le racisme existe partout dans le monde. Aucune société n’y échappe. Dire qu’il n’existe pas en Haïti serait pur mensonge. Il est même présent dans toutes les couches sociales.

Mais beaucoup de pays en voie de développement, sans parler de l’Occident, ont notablement fait diminuer le fléau du racisme — issu en grande partie, ne l’oublions jamais, des inégalités sociales — grâce à des mesures socio-politiques en faveur de l’enseignement, des infrastructures, de l’emploi, du partage des richesses, etc., qui ont permis à nombre de citoyens de réaliser une amélioration de leur condition. En revanche, les élites haïtiennes ont délibérément choisi de laisser les masses populaires dans la crasse et l’aliénation, convaincues que c’est le moyen pour les premières de consolider leurs privilèges de classe au détriment des secondes.

Rien en effet de plus ne lâche que de recourir à ce thème sensible pour occulter sa propre faillite. Appeler à la rescousse un noirisme dépassé est facile, car la majorité des Haïtiens est noire. On n’a qu’à flatter leurs bas instincts et le tour est joué ! On leur rappelle que pendant l’esclavage, voire après l’Indépendance, les Noirs ont davantage souffert. Il est vrai qu’historiquement, les Mulâtres ont toujours exercé une domination économique et sociale sur la population noire. Même si depuis l’Occupation américaine, ce pouvoir a changé de mains avec l’entrée en scène du clan syro-libanais. Qu’importe, ces derniers sont tous des teint-clair, donc des « Mulâtres » au sens nouveau que les Haïtiens ont donné au mot. 1946 devait marquer la fin de la suprématie mulâtre et la réussite des Noirs. Mais leur incurie 75 ans plus tard est aussi patente que celle des Mulâtres.

Le grand mérite du texte de ce jeune professeur de droit constitutionnel, est d’avoir fait passer la question de la couleur et des rivalités entre Noirs et Mulâtres du terrain idéologique desséché et stérile à celui des droits de l’homme comme finalité de l’histoire. La démarche apparaît à la fois novatrice et s’inscrivant dans une tradition de critique politico-sociale. Elle contribuera à mettre fin, j’ose espérer, à la confusion entretenue autour de cette question qu’on croyait résolue à la lumière notamment des écrits et de l’action du grand Jean Price-Mars et des travaux l’historien Leslie F. Manigat, mais qui n’a cessé de traverser les mentalités.

Compte tenu de l’échec de ces idéologies exclusivistes ô combien improductives, qu’on ne nous parle plus de couleur ! Qu’on œuvre plutôt au développement économique, qu’on fasse advenir enfin la démocratie et l’État de droit ! Il faut en tout premier lieu parvenir à un authentique consensus national, faute duquel tout changement du statu quo est impossible. On est d’ailleurs en train de vivre une énième fois ce à quoi conduit l’absence de consensus : lutte acharnée pour le pouvoir entre les membres de cette élite politique jalouse de ses avantages, qui ne veut jamais apprendre de ses erreurs. Répétons encore, après Sonet Saint-Louis et jusqu’à ce que cela se concrétise : « À bas les couleurs de peau et vive plutôt la République ! ».

Auteurs: Élodie Gerdy et Sergo Alexis