Le projet accouché au forceps le week-end dernier par « l’Alternative consensuelle » est-il conforme à la constitution ? L’opposition n’est-elle pas en train de réinventer la roue en proposant l’organisation d’une « conférence nationale » et l’élaboration d’une « réforme constitutionnelle » ? Et qui aura la plus grosse part dans cette âpre lutte pour le pouvoir ? Voici trois sujets qui méritent d’être scrupuleusement étudiés. Qui remportera la mise ?

Par Me Sonet Saint-Louis
Doctorant en Droit
Courriel : Sonet43@Hotmail.com
Port au Prince, (https ://www.lemiroirinfo.com), lundi 11 novembre 2019

Depuis des mois, des manifestations de rue occupent le devant de la scène politique et le mot d’ordre est le départ du Président Jovenel Moïse avant la fin de son mandat constitutionnel de cinq ans. Sous l’obédience de la « Passerelle », l’opposition, de son côté, tente de chercher une formule consensuelle pour contraindre le locataire du palais national à abandonner le pouvoir, comme s’il y avait une vacance présidentielle, un vide de pouvoir.
L’agitation de nos « chefs de bande » défie le bon sens. Est-ce de l’ignorance ou de la haine qui anime nos hommes politiques et qui les conduit à la bêtise répétitive ?
Un secteur de l’opposition propose de se tourner vers la Cour de Cassation pour remplacer l’actuel Président encore en fonction. Cette solution préconisée aura des conséquences tant sur le plan juridique que politique. Toute action politique doit avoir une cohésion ou une logique interne. On ne renverse pas un Président par consensus : on l’évacue soit par le vote des citoyens, soit par la force. Quels moyens forts dont dispose l’opposition pour évincer le chef de l’État ? À quel exercice se livre l’opposition : est-il de nature démocratique ou révolutionnaire ?
En droit constitutionnel, et surtout dans un État de droit constitutionnel démocratique, les détenteurs du pouvoir décident par délégation du peuple. Une fraction du peuple ne peut pas se poser comme peuple en extorquant la souveraineté nationale. Nous appartenons à une république dont la forme repose sur l’égalité des droits civils et politiques pour tous. Si nous avons les mêmes droits, il me semble que nous n’ayons pas les mêmes chances d’en faire usage. Il ne faut pas qu’au sein de cette table de concertation, l’égalité des droits se réduise au droit de quelques-uns.

Somme toute, le pouvoir du citoyen ou la souveraineté du peuple s’épuise dans le choix démocratique de ses représentants. (Articles 58 et 59 de la Constitution). C’est à la Constitution qu’il revient de donner un cadre juste du pouvoir. La solution à laquelle nous recourons nous ouvre une voie sans retour.
Deux points de trop
Au niveau des élites politiques et économiques, sans que l’on puisse parler d’échec, l’unité nationale autour d’un projet commun n’est pas aussi facile à réaliser comme certains le croient. Deux grands points du programme de la transition – la conférence nationale et la réforme constitutionnelle – mériteraient d’être analysés.
L’idée de la réalisation d’une conférence nationale pour refonder la nation n’est pas l’approche à privilégier. Une conférence nationale nous projette un futur imprécis, chargé de virtualités douteuses quant à l’avenir des recommandations qui y seront adoptées. Elle est une illusion du passé qui n’habite que les esprits en retard. Notre monde globalisé vit au rythme de la démocratie, du multilatéralisme et du libéralisme triomphant. Notre monde, on le répète, est celui de la démocratie, de l’État de droit, de la bonne gouvernance et des droits de l’homme. Ces concepts forment aujourd’hui ce que nous appelons l’idéologie dominante. La société haïtienne, comme toute société humaine aspirant à la modernité, ne peut fonctionner en dehors de cette réalité globale.
Le projet de conférence nationale souveraine apparaît comme une réponse facile d’élites en panne d’inspiration face à des problèmes complexes. La mondialisation nous place devant des choix difficiles. Il se révèle donc impossible de gouverner aujourd’hui sans recourir au savoir, à la technologie et au savoir-faire, conditions indispensables à la transformation du monde.
Le savoir est d’abord culturel. Il proclame la post – modernité, en réaction à la pensée moderne occidentale ayant dominé le monde pendant des siècles. Aujourd’hui la question qui est posée aux intellectuels haïtiens est la suivante : en quoi la dimension culturelle du savoir nous permettrait -elle de construire un savoir et un savoir-faire haïtiens déliés de toute domination pour répondre aux besoins du développement d’Haïti, tout en assumant notre appartenance au monde globalisé ?
En ce qui concerne la réforme constitutionnelle, est-elle la réforme de l’État ? Parler de réforme constitutionnelle revient d’abord à se demander quelle est la meilleure constitution pour Haïti, c’est-à-dire par quelle disposition, quelle organisation, quelle structure du pouvoir d’État, les buts de l’État peuvent être le plus sûrement atteints ?

Je l’ai souligné à maintes fois que le pays n’a pas un problème de lois et de constitution. Celles qui se révèlent les meilleures dans notre arsenal juridique et constitutionnel n’ont jamais été appliquées dans le sens du renforcement de la démocratie, de l’État de droit et de la bonne gouvernance. L’application de la Constitution ne dépend pas seulement de sa valeur juridique, politique et idéologique, donc de sa valeur intrinsèque, mais de la volonté des gouvernants et des gouvernés de la respecter. L’obéissance à la loi est d’abord une question d’éducation. Pour appliquer la loi, il faut apprendre à vouloir la loi et à l’aimer.

L’homme n’est ce qu’il doit être que par l’éducation, par l’entraînement. L’animal termine bien vite sa formation. L’homme ne bénéficie pas ce bienfait de la nature. Il faut mettre les élites haïtiennes à l’école de la démocratie et à l’école tout court.

La dyarchie installée au sein du Pouvoir exécutif n’a pas diminué l’institution présidentielle. Au contraire, la Constitution de 1987 accorde de réels pouvoirs au Président de la République. L’article 136 de la Constitution, qui est une sorte de dérogation au principe de la séparation des pouvoirs, hisse le Chef de l’État au rang d’arbitre neutre des conflits et des contradictions pouvant surgir dans le fonctionnement régulier des pouvoirs de l’État. Le Président de la République, l’élu du peuple, a de réels pouvoirs, ce qui est important, c’est de savoir « comment les exercer », comme disait feu Leslie Manigat.

En dernière analyse, on peut dire que la Constitution de 1987 accouche un régime politique dans lequel les pouvoirs doivent faire preuve de modération et acceptent l’existence des contre-pouvoirs. La dictature ne peut venir que de l’exécutif. C’est pourquoi les peuples ont mis plusieurs siècles à réduire l’arbitraire du détenteur de ce pouvoir par la construction de l’État de droit. La Constitution de 1987 était venue résoudre un problème : la crainte d’un retour de l’autoritarisme présidentiel.
Le déséquilibre créé au profit du pouvoir législatif est la preuve de la rationalité du régime politique haïtien. Il n’y a pas de loi sans raison. Il y a toujours une raison à la loi. On n’élabore pas une Constitution dans un vide factuel. Toute loi vient pour résoudre un problème. La raison de la Constitution de 1987 est historique et politique. Sur ce point, elle a accompli son travail historique. La méconnaissance de l’histoire est un obstacle à la connaissance du droit et à la connaissance.
En opposition à ces idées un peu boiteuses, ma compréhension du problème est que les élites haïtiennes entretiennent un rapport difficile au droit et à la loi. De ce fait, elles se révèlent incapables d’évoluer dans une société haïtienne moderne dominée par les principes de l’État de droit, de la bonne gouvernance et de la démocratie. En ce sens, ne faut-il pas regarder du côté des générations plus jeunes, des citoyens plus responsables, modernes, mieux formés et informés ? Pour ces jeunes, férus d’Internet et de technologies modernes, la fin du système n’est-elle pas la fin de la domination de la classe dirigeante, opposition et pouvoir confondus ? Qui sont les partants et quels sont les nouveaux arrivants ?
Il ne fait l’ombre de doute que la population donne une certaine forme de soutien à l’opposition mais rejette du même coup ses méthodes violentes. Quelle issue reste-t-il au peuple ? Dispose-t-il d’une réelle avant-garde? Les contradictions sont multiples. L’absence d’une voix forte, rassurante et légitime est fortement regrettable, pour ne pas dire inquiétante. Nous sommes devant la complexité des problèmes posés par un possible départ du Président Jovenel Moise et son remplacement par un juge à la Cour de Cassation. L’entente apparaît difficile parce que la cupidité des uns et des autres au sein de cette opposition les empêche de trouver la formule consensuelle pour arriver à ce partage de pouvoir hors de l’onction populaire.

Le partage du gâteau
Qui aura la plus grande portion du gâteau ? Assurément « L’Alternative consensuelle ». Cette entité fractionnelle de l’opposition réclame la plus grande part du pouvoir parce qu’elle estime que son niveau d’engagement sur le terrain est plus fort que les autres. Elle fait valoir à ses concurrents qu’elle compte beaucoup de victimes dans ce combat engagé contre le pouvoir en place il y a plus d’une année. Par son rôle d’avant-gardiste, l’Alternative se considère comme la plus grande force politique actuelle. En conséquence, elle ne saurait se mesurer à l’aune des autres, ni avoir le même niveau de responsabilité dans la nouvelle gouvernance publique qui sera instaurée à la tête du pays après le départ du Président Jovenel Moïse. Prenant le contrepied de de la déclaration de l’aile dure de l’opposition, Madame Edmonde Supplice Beauzile a rétorqué si le nombre de morts était devenu un indicateur de pouvoir, d’engagement ou de manifestation de puissance ? 
Quoiqu’il en soit, un problème subsiste de part et d’autre. Mais la question est celle-ci : que faudrait-il pour avoir le pouvoir, la force politique et la légitimité pour négocier une part importante du pouvoir ? La déclaration de l’Alternative consensuelle est un message codé dans la langue des prix. Le mort est le prix de la légitimité sur le marché politique. Ce marché qui, pour l’heure, prend le pas sur la vie. Qu’auront donc ces morts déclarés après leur mort organisée dans cette bataille politique ? Avaient-ils été tout simplement liquidés sur l’autel des prix du marché libre de la politique concurrentielle des autres ?
La Cheffe de la Fusion des sociaux-démocrates devrait-elle reconsidérer ses méthodes de combat pour mobiliser les sentiments et les engagements pour avoir plus d’efficacité dans la bataille politique ou se tenir à sa force de conviction ? Une politique contre la vie et l’intérêt humain est-ce vraiment ce qu’il nous faut ? La politique en Haïti chez nous se limite-t-elle seulement à garantir un environnement social et économique à haut risque ? En politique, il y a toujours des intérêts personnels mais il ne faut que ceux-ci deviennent égoïstes et mesquins, a-t-elle insisté.
L’espoir s’effrite avec la politique de la corde raide. Dans le secteur de l’opposition, les violons ne s’accordent pas. Ces tiraillements internes ne servent-ils pas le pouvoir qui ne peut que les entretenir à son profit ? Chacun se croit le seul détenteur de la vérité qu’il cherche à monopoliser à son seul et unique profit. Voilà pourquoi rien ne garantit que la proposition commune que « l’opposition plurielle » vient d’accoucher, tiendra la route. Il me semble que chacun se replie dans son état chronique d’hyper-conscience de son moi et dans une subjectivité ne jouissant plus que d’elle-même. Tout se passe comme si nous serions entrés dans une nouvelle barbarie de la réflexion politique ?