N’ayez pas peur de ce qui arrivera demain ! Révoltons-nous contre l’inacceptable ! Contre l’inadmissible ! Haïti ne peut pas sortir du sous-développement chronique dans lequel il se trouve sans le savoir. Sans la connaissance. En broyant les cerveaux, en intimidant les hommes et les femmes de valeur, que restera-t-il de cette République déjà en carence de tout ?

L’exécution de Me Monferrier Dorval ne doit être ni possible ni normale. Un bâtonnier est un symbole et inspire le respect. Il est une autorité intellectuelle et morale. On s’incline devant l’autorité du savoir qui que vous soyez. On ne touche pas à un symbole. À l’Université, on m’a appris à me courber devant celui qui incarne l’autorité du savoir. La nation est secouée dans ses fondements. Le symbole de la vraie autorité est brutalement anéanti. Les repères sont perdus. Nous sommes en train de vivre la fin de quelque chose.

Deux questions lancinantes taraudent tout un chacun : qui a donné ce contrat d’exécution à cet assassin ? Pourquoi cette personne – ou ces personnes ? –  l’a appliqué si froidement et sans état d’âme ? De ces deux premières questions, surgit une troisième : pourquoi ignorons- nous le mal politique et le mal tout court ?

La vie est sacrée. Elle est un cadeau de Dieu. Elle doit être respectée et protégée. Ceux qui y portent atteinte doivent être poursuivis, partout où ils iraient se cacher.

Je suis révolté contre la barbarie, contre les crimes abominables dont sont victimes les pauvres, les femmes, les filles dans nos quartiers précaires. C’est avec émotion que je salue leur mémoire. Il n’y a pas de vie supérieure à une autre. Toutes les vies se valent, mais on ne s’attaque pas à un scientifique, à un homme comme le docteur Monferrier Dorval. Ce crime perpétré dans un environnement délétère où les assassins bénéficient de l’impunité, est porteur d’un message. D’un message terrifiant. La communauté internationale, notamment les États-Unis favorable au pouvoir en place, lancent de temps en temps des alertes sur ces crimes commis par les groupes armés qu’ils considèrent comme étant très graves contre les populations civiles. Mais ils s’y conforment par réalisme politique tandis que sur le terrain où la raison de la force brutale devient chaque jour nécessairement la meilleure. En tout cas, le régime en place évite de parler de justice pour les victimes et n’offre pas de garanties pour l’organisation des procès justes et équitables. Il se pourrait dans un avenir proche, le modèle hybride combinant le droit interne et les éléments internationaux va constituer une option face à la carence de la justice locale. Le colonialisme judiciaire est à nos portes

L’assassinat de Me Dorval a une particularité qui ne va pas sans poser quelques questions. Notre Bâtonnier n’avait ni arme, ni argent ni pouvoir. Il n’avait que les idées à défendre. Sa satisfaction était la recherche de l’honneur dans le travail bien fait pour le compte de son pays.

Je suis vexé et indigné, ravagé. On détruit une voix forte, légitime et professionnelle. Dans notre cité, les citoyens sans défense meurent en quantité et en qualité. L’État, notre souverain bien, à qui revient la fonction régalienne de protéger la vie et les biens, est détourné de sa vraie mission. L’État n’est gouverné, ni administré, avait expliqué le juriste au pays. Il a payé le prix fort de son choix de vivre au milieu de ceux-là à qui il cherchait constamment à donner une humanité mais qui ont oublié la sienne.

LE PEUPLE S’EST TROMPÉ

Il fut un Mapou du droit constitutionnel haïtien qui s’est implanté dans le sol d’Haïti devenu ingrat de ses sacrifices de patriote. Au-delà de son sang inutilement versé, la mort de Me Monferrier Dorval traduit une immense faillite d’idéal. Elle nous porte à nous poser de lancinantes interrogations sur notre choix de société. À questionner notre moralité publique qui semble plutôt recommander l’élimination physique d’adversaires et de contradicteurs plutôt qu’un débat d’idées, susceptible de déboucher sur un consensus large et véritable entre toutes les composantes de la nation. Peu importe l’origine cette tragédie humaine, la question de l’éthique reste totalement posée  dans toute son acuité dans notre société.

Notre grande faute, c’est d’avoir trop longtemps confié dans notre république le pouvoir de décider à des âmes animales. Et le résultat, c’est cette faillite collective à laquelle nous assistons. Des intellectuels comme nous font tout pour confier le pouvoir à des nuls dans le but d’en avoir le contrôle souterrain. Nous sommes trop jaloux. Cette jalousie qui nous habite de façon permanente nous amène à ignorer constamment le mal ou à choisir le mal à la place du bien au détriment de nous-mêmes. Nous ne souhaitons pas que nos frères aillent aux astres. Finalement nous détestons le Vrai, le Beau, la Qualité et l’Excellence. Le seul point sur lequel nous faisons consensus au cours de ces trois décennies, c’est la médiocrité. Nous nous obstinons chaque jour à barrer la route à la compétence, à l’intégrité et au patriotisme. L’installation des régimes incompétents à la direction de l’État n’est pas seulement une erreur mais un choix de société que nous supportons joyeusement.

Nous avons joué dangereusement avec l’avenir du pays. L’histoire politique récente est là pour témoigner nos errements. L’Esprit du peuple est le résultat de son activité politique. Notre déchéance est le résultat d’une succession d’erreurs. Grattons les souvenirs les plus récents sans complaisance ! L’élection de René Préval en 2006 consacrant son retour au pouvoir pour une deuxième fois et celle de Michel Martelly furent deux grandes erreurs historiques qui conduisent le pays à sa perte. En histoire, deux erreurs consécutives ne donnent jamais droit à une troisième. Or, voilà que nous en sommes à une troisième. Un homme peut se tromper, un dirigeant peut se tromper, mais quand c’est tout un peuple qui se trompe sur des questions d’intérêt national, le pays va plus vite à sa perte. Notre ère est celle d’un peuple déchu qui a perdu conscience de ce qu’il est. L’absence de son sens d’humanité et de sa solidarité agissante expliquent cet état de déchéance. Ce n’est pas seulement l’exécution sommaire de cet homme de grande culture qui m’attriste mais aussi la méconnaissance du peuple du Beau, du Vrai, de l’Éthique et du Juste.

Que veulent dire ces trois journées de deuil décrétées par le pouvoir quand c’est le gouvernement qui lâche littéralement les assassins dans l’air en ce qu’il ne fait quasiment rien pour les retenir ? Contournement, ruse et cynisme ? L’État a la responsabilité de protéger les vies et anticiper les actions des gangs. L’a-t-il fait pour notre Bâtonnier ? Le fait-il pour le reste de la population vivant sous la menace des gangs de toutes sortes ? La réponse coule de source.

Je comprends les notes d’indignation. Il ne faut pas dire seulement un simple « non » à la barbarie de l’intelligence. Il faut acter raisonnablement et profondément. Notre « non » catégorique aura un sens quand le peuple de manière collective cessera d’honorer de ses suffrages l’incompétence et l’incivisme au pouvoir. C’est à ce moment-là seulement que tout ira bien.

Dans l’état actuel des choses, on ne sortira pas sans l’émergence d’une radicalité ordonnée. Nous rentrons dans la phase de la caducité de l’Esprit. La caducité traduit la fin et l’évolution de l’Esprit. Il faut casser quelque chose pour que l’Esprit haïtien renaisse.

En effet, le signe de la haute destination absolue du peuple, c’est de savoir ce qui est bien et ce qui est mal et de faire le choix entre le bien et le mal. Lorsqu’on parle d’un peuple, il faut expliquer ou expliciter les formes dans lesquelles il se particularise. Ce sont l’histoire, la culture, la Constitution, le système juridique, les arts, la science, la religion, par lequel chaque peuple se distingue des autres.

NOUS N’AVONS PAS UN PROBLÈME DE CONSTITUTION

Je n’ai pas été toujours d’accord avec Me Monferrier Dorval et Madame Mirlande Manigat sur les justifications qu’ils ont présentées pour un changement de régime politique en Haïti. Il y a entre nous des désaccords importants.  La beauté d’une thèse est qu’elle fonctionne à l’intérieur d’une autre. Ruiner une thèse, c’est d’abord montrer sa fonction extra théorique. Il ne s’agit pas ici de démolir mais d’offrir une autre explication.

La mise en œuvre d’une Constitution dépend de l’état d’esprit des gouvernants et des gouvernés et de leur rapport au droit et à la loi. En effet, la Constitution la mieux élaborée, politiquement correcte ne sera jamais appliquée en Haïti. Le pays n’a pas réellement un problème de constitution parce que nos bonnes lois ne sont jamais appliquées. La raison fondamentale est qu’Haïti possède des élites rétrogrades et barbares, incapables d’évoluer dans une société haïtienne moderne dominée par les principes de l’État de droit, de la bonne gouvernance et de la démocratie représentative. Le respect de la Constitution d’un pays est d’abord une question d’éducation.

La Constitution donne à l’État ses formes, son mode de gouvernement. L’État vit dans le citoyen. L’action de l’État doit être celle du citoyen dans lequel il cherche sa fin historique. L’État, sa Constitution, ses lois et institutions appartiennent au peuple. Un chef d’État ne peut pas détourner l’État et se l’approprier à lui tout seul. C’est par la mise en œuvre de la Constitution que la fin de l’État peut être le plus sûrement atteinte. Or depuis son adoption en 1987, notre loi mère n’a jamais été mise en œuvre. Elle a été souvent ignorée, violée et mise de côté.

Le changement constitutionnel est un moment important dans la vie d’un peuple. L’adoption d’une constitution doit être le résultat d’un choix absolument libre et déterminé par la réflexion. La meilleure Constitution est celle d’un État dans lequel règne le plus de liberté. En ce sens, la Constitution de 1987 répond à cette exigence. Le texte de 1987 est parvenu à concilier de façon heureuse la liberté des citoyens et les pouvoirs des gouvernants.

Pourquoi cet engouement à vouloir changer la Constitution ? Ne soyons pas dupes !

La Constitution de 1987 est le résultat du changement inauguré le 7 février 1986. Elle ne peut être le fruit de la déraison. Elle n’est pas irrationnelle. On n’élabore pas une constitution pour répondre aux passions des chefs amoureux du pouvoir autoritaire et totalitaire.

Contrairement à ce qu’expliquait Me Dorval, la dyarchie installée au sein de l’Exécutif haïtien n’est pas une source d’instabilité politique. Le partage du Pouvoir exécutif entre le Président de la République et un Premier Ministre était venu résoudre le problème de l’omnipotence du pouvoir présidentiel en Haïti, jusqu’ici incontrôlable. Il ne s’agit pas ici d’une sorte d’irréalisme constitutionnel mais plutôt d’un manque flagrant d’évolution des mentalités politiques de nos dirigeants. Sous l’empire de la Constitution de 1987, le Président dispose de réels pouvoirs mais ce qui est important, c’est de trouver la manière de les exercer. La Charte fondamentale de 1987 n’a pas affaibli ni diminué l’importance du pouvoir présidentiel en Haïti mais a essayé de supplanter la force du Président à celle de l’État de droit. C’est là que réside le dilemme de nos chefs d’État habitués à une culture de pouvoir personnel que le Professeur Claude Moise analyse comme un dilemme constitutionnel.

AMÉLIORONS PLUTÔT NOTRE CONSTITUTION !

Il y a toujours une raison à la loi. Le régime politique haïtien n’est donc ni déséquilibré ni irrationnel par le fait qu’il ne confère pas au Président de la république le droit de dissolution. Il n’y a pas un régime parlementaire mais plusieurs qui connaissent de nombreuses applications. Celui d’Haïti en est un.

Ce n’est pas l’esprit français ni celui des Américains qui se reflète à travers la Constitution de 1987 mais l’état du peuple haïtien. Chaque Constitution à sa manière de limiter les risques d’arbitraire. L’histoire a montré que la dictature ne peut venir que de l’Exécutif. C’est la raison pour laquelle nous avons pris des siècles avant de trouver la formule pour limiter le plus que possible l’arbitraire du pouvoir exécutif par la mise en place des freins que représentent les contre-pouvoirs.

Le régime présidentiel américain qu’on veut nous offrir comme modèle et qu’on veut reproduire en Haïti, n’est pas exportable en dehors des États-Unis. La réussite ou la pérennité du régime américain provient de quatre facteurs importants : la neutralisation réciproque des pouvoirs qui sous-entendent l’irrévocabilité réciproque : le caractère fédéral de l’État où concentrent les pouvoirs, l’indépendance du pouvoir judiciaire qui n’a d’égal que son autorité morale.

Les juges de la Cour suprême, explique Robert Badinter, ont un devoir d’ingratitude à l’égard de leur autorité de nomination. Ces juges sont les gardiens impartiaux de la nation, de la règle de droit en qui le peuple place toute sa confiance. Enfin, c’est l’industrie qui favorise l’intelligence individuelle dans  la recherche du bonheur d’ où l’ on sort où l’ on vient. C’est avec raison que certains professeurs de droit constitutionnel français expliquent que la Constitution américaine est une œuvre de fierté. C’est pourquoi le rêve américain -, donc l’esprit américain – est difficilement transportable hors du territoire des États-Unis. Le texte américain jouit d’un immense prestige dans le monde. Il demeure la plus grande œuvre que l’esprit humain n’ait jamais réalisée.

La Constitution haïtienne de 1987, la notre, peut être une réussite haïtienne. Travaillons-la ! Perfectionnons- la ! Revisitons les travaux intellectuels et remarquables du Professeur de droit Mirlande Manigat, ceux de Claude Moïse, les propositions de Me Dorval et d’autres travaux pondus par d’autres experts en la matière pour enfin découvrir « l’Esprit haïtien », afin que notre loi mère puisse être à l’avenir être un objet légitime de fierté pour les Haïtiens. Ne copiez pas l’Esprit américain ni celui de la France ! Si vous le faites, l’échec est consommé d’avance. Le savoir est culturel. C’est en cherchant la dimension culturelle du savoir que nous pouvons raisonnablement trouver la vérité que nous cherchons tous ensemble. La Constitution américaine traduit l’Esprit du peuple américain et l’évolution de cet Esprit dans l’évolution. Elle arrive à phase de maturité et de perfectionnement après 27 amendements. De notre coté, nous nous jetons, non dans la création mais dans la facilité, principale cause de la domination du pays, lorsque nous refusons de réfléchir sur des choses complexes dans un monde de plus en plus complexe.

CHERCHONS D’ABORD L’ESPRIT DU PEUPLE !

Ceci dit, les grands hommes et femmes de notre pays doivent chercher l’Esprit du peuple haïtien et se conformer à lui. C’est en cherchant l’ Esprit général du peuple qu’ on peut lui élaborer une Constitution et des lois.

Dans la Constitution de 1987, il y a le meilleur. Le pire, c’est-à-dire ses imperfections, ses ambiguïtés, ses contradictions, est à corriger pour que ce texte puisse répondre aux exigences de clarté et de précision.

Je rêve d’un débat sérieux et ouvert sur la réforme constitutionnelle en Haïti. Le débat que mon grand ami, le Docteur Josué Pierre-Louis et moi avions souhaité avec Me Monferrier Dorval sur la réforme constitutionnelle annoncée maladroitement par le Président Jovenel Moïse, n’aura pas lieu à cause de cette disparition tragique. Les manœuvres du Chef de l’ État pour changer la Constitution ne sont que du délire qui  lui fait oublier la notion du temps. Le Président Moise ne peut plus intervenir dans un temps qui n’existe plus. Le Chef de l’État n’a malheureusement ni le pouvoir constitutionnel, ni l’autorité, encore moins la crédibilité, pour engager la nation dans une telle initiative.

Ceci dit, j’ai le profond regret de formuler ces critiques en son absence, les mêmes que j’adresse aussi à la professeure Mirlande Manigat, qui est à la fois une beauté du savoir et de nature. Nous souhaitons que l’espace du droit constitutionnel haïtien soit fréquenté de mieux en mieux par des universitaires de valeur.

Me Dorval, cette étoile universitaire s’est interrompue brutalement, constitue une perte aussi bien pour le droit haïtien que pour le droit constitutionnel. Il fut dans sa phase ascendante vers la consécration suprême. Il faut souligner que dans l’espace du droit constitutionnel haïtien, il s’est taillé une place prépondérante, ce qui fait qu’on l’appelait « Monsieur droit constitutionnel » et à ce titre qu’on dit qu’il n’y a pas deux sans lui.

Pendant qu’on y est, malgré l’immense différence qualitative existant entre nous et ces deux grandes figures du droit constitutionnel haïtien, qu’on espère pouvoir réduire avec l’effort dans le travail, en tant que semence de l’espoir, on ne manquera pas de donner notre pleine mesure à la communauté universitaire.

Le monde de la francophonie pleure le départ d’un éminent juriste, notamment les étudiants de la faculté de droit de l’Université d’ État  qui commencent à  manquer sa science,  son éloquence et surtout son sourire  humain ravageur.

Il est quand même triste et navrant d’avoir à dire adieu dans ces conditions à un homme de grande culture, à un citoyen et à un patriote. On s’entend pour dire en vérité qu’il incarnait les trois. L’État de droit reviendra, la parole redescendra, elle fera chair et prendra place à côté des victimes et des opprimés.

Mes condoléances aux étudiants et étudiantes de la Faculté de droit ainsi qu’aux avocats et avocates de la République, et à la nation.

Auteur : Me Sonet Saint-Louis av. Professeur de droit constitutionnel, Faculté de droit ( UEH). Courriel : Sonet43@Hotmail.com.