Les migrations sont un phénomène aussi vieux que le monde. Tant que le monde existe, on ne cesse d’en parler à travers ses multiples dimensions. Pour reprendre l’expression du Professeur Bertrand Badie, c’est un bien public mondial. À l’heure actuelle, les statistiques prouvent l’urgence de mieux réguler les migrations et démontrent leur contribution au développement. Selon l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), le monde compte à l’instant 281 millions de migrants internationaux[1] incluant 160 millions de travailleurs migrants[2]. Le rapatriement de fonds de ces migrants internationaux pour l’année 2016 est estimé à 429 milliards de dollars USD[3], soit trois fois l’aide publique allouée au développement. Selon la Banque mondiale, le transfert de ces fonds a atteint 530 milliards USD en 2019[4].

À l’ère de la mondialisation où la liberté de circulation des personnes s’accélère à un rythme effréné, la responsabilité d’élaborer de politiques publiques sur les questions migratoires pèse de plus en plus sur la souveraineté des États. Face à la montée des flux migratoires, conséquences des conflits d’ordre culturel, ethnique, religieux et de l’appropriation des ressources naturelles rares ayant des impacts environnementaux, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté, le 10 décembre 2018, le Pacte mondial pour des migrations sûres, régulières et ordonnées[5]. Ce Pacte mondial, traduit non seulement  la volonté de la société internationale de se confronter aux défis migratoires, mais également un outil de la gouvernance mondiale des migrations.

La République d’Haïti et la République Dominicaine, étant membres à part entière de la société internationale, deux États insulaires, ont la responsabilité commune d’intervenir dans la  gouvernance des migrations respectueuse des droits de l’Homme.  Il résulte de ce constat que, dans les relations haïtiano-dominicaines, la protection des droits des migrants et la gestion des frontières constituent un pari pour les deux pays voisins. Les droits des immigrants et des migrants haïtiens en République Dominicaine sont souvent violés[6] et les conditions de leur déportation ne concordent pas avec les Principes directeurs relatifs aux droits de l’Homme aux frontières du Haut-commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme. De récentes déportations ont encore prouvé les violations des droits de l’homme des migrants haïtiens. Ces faits complexifient davantage les relations des deux États.

Fort de ce constat, il nous semble que depuis la consécration de ces deux États, les migrations se sont imposées comme fil conducteur de leurs relations et y occupent une place de choix. Comment les deux États pourraient-ils mieux encadrer ces migrations ? Quelle gouvernance des migrations fondée sur les droits de l’Homme pourrait être mise en œuvre ? Ce qui nous permet de dégager, d’abord, les dimensions politico-juridique, économique et commerciale des relations haïtiano-dominicaines (I), ensuite, l’appréhension des dimensions juridique, économique et commerciale par les migrations entre les deux Etats insulaires (II), enfin, la question de la gouvernance migratoire dans les relations haïtiano-dominicaines.

  1. Les dimensions politico-juridique, économique et commerciale des relations haïtiano-dominicaines

     Les traités de Ryswick et d’Aranjuez[7] constituent la base des relations des deux pays. En vertu de ces traités la souveraineté territoriale a été partagée entre la République d’Haïti et la République Dominicaine. Depuis l’existence des deux Républiques insulaires, on constate une rivalité souveraine ancrée dans un passé historique douloureux. De ce conflit, découlent des stratégies de dominance développées par la République voisine sur les plans régional et international à l’encontre de la République d’Haïti. Ces stratégies se sont imbriquées dans les rapports économiques et commerciaux. La posture dominicaine à l’égard d’Haïti serait  plutôt étiquetée d’ « autoritarisme insulaire » à cause d’une dépendance d’Haïti de la République Dominicaine dans le cadre de la souveraineté alimentaire. C’est ce qui fait que souvent le système dominicain use la carte de dépendance alimentaire  haïtienne pour violer des droits dans le contexte migratoire. D’ailleurs, dans le discours politique dominicain la question de l’immigration des Haïtiens est mal perçue et continue à l’être. Rappelons la doctrine « anti-haïtianisme » prônée par le Président Rafael L. Trujillo qui a fait école et a favorisé l’émergence, jusqu’à récemment, d’une opposition contre la migration haïtienne. À un autre point de vue, la République Dominicaine aurait  une attitude de « Puissance insulaire limitée » face à sa voisine (République d’Haïti) lorsqu’on tient compte de ses atouts sur les plans économique, militaire et politique.

      Du côté haïtien, il convient plutôt d’une tentative de développement d’une diplomatie efficace pouvant  palier certains problèmes qui nuisent aux relations des deux pays. En revanche, il faudra beaucoup d’efforts, en ce sens, pour que l’efficacité de cette diplomatie soit réelle en tenant compte de la protection des droits de l’Homme des migrants haïtiens en République dominicaine.  

    Dans les dimensions économique et commerciale des relations entre les deux États, la migration de travailleurs existe de fait, si l’on tient compte de la mobilité aux points frontaliers officiels et non officiels entre les deux États. La migration économique a une présence forte dans les relations entre les deux pays et tend vers l’extension de l’économie dominicaine. Par contre, en Haïti, beaucoup de potentiels et de richesses naturelles pourront permettre de développer l’économie de telle sorte que le pays soit compétitif par rapport à la République Dominicaine. Cette compétivité pourrait être mieux encadrée si et seulement si les deux États conviennent d’un accord sur l’exercice de leur souveraineté permanente de leurs ressources naturelles communes[8] ainsi que leur adhésion à la Convention pour la protection des droits des travailleurs migrants et des membres de leur famille et la Convention no. 143 de l’Organisation International du Travail sur les travailleurs migrants. Ces conventions sont importantes pour la migration économique.

  1. L’appréhension des dimensions juridique, économique et commerciale par les migrations entre les deux Etats insulaires

     Les migrations sont bel et bien omniprésentes dans les aspects juridique, économique et commercial régissant les relations entre les deux Républiques insulaires et devraient être soumises à un corpus juridique effectif.

     Primo, « la recherche d’effectivité se traduit d’abord de manière positive, par la recherche d’une consécration dans les textes de droit positif (…) la mise en place des systèmes juridictionnels de contrôle du respect des normes par les autorités publiques, administratives (…)[9] ». En d’autres termes, la question d’effectivité s’inscrit dans l’existence des droits qu’on revendique à travers les textes juridiques et dans l’existence des tribunaux qui sont chargés de les appliquer et les faire respecter.  

     Du point de vue multilatéral, les deux Etats sont partie à des conventions du système universel des droits de l’Homme, tels que : le Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques, la Convention Internationale relative aux Droits de l’Enfant. Ces instruments ne protègent pas de manière spécifique les droits des migrants. Haïti est partie à des conventions onusiennes traitant spécifiquement de la question migratoire, telles que : la Convention de Genève relative au statut des réfugiés de 1951, la Convention relative au statut des apatrides de 1954, la Convention sur la réduction des cas d’apatridie de 1961. Alors que la République Dominicaine n’a ratifié que celle sur le statut de réfugiés.

     Dans le contexte régional, c’est-à-dire dans le cadre du système interaméricain de protection des droits de l’Homme, la République d’Haïti est État partie à la Convention américaine relative aux droits de l’Homme du 22 novembre 1969 qui traite de l’interdiction d’expulsions collectives d’étrangers en son article 22 (9). Tandis que la République Dominicaine avait dénoncé cette convention et a décliné la reconnaissance de la compétence de la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme lorsque cette instance judiciaire interaméricaine l’avait condamnée en vertu de son arrêt du 28 août 2014 dans l’affaire relative à  la dénationalisation des immigrants dominicains d’ascendance haïtienne et des immigrants haïtiens en ces termes :

«The State violated the rights to recognition of juridical personality, to nationality and to a name recognized in Articles 3, 20 and 18 of the American Convention on Human Rights, as well as the right to identity, owing to the said violations taken as a whole, in relation to the obligation to respect rights without discrimination established in Article 1(1) of the Convention, to the detriment of Willian Medina Ferreras, Awilda Medina, Luis Ney Medina, Carolina Isabel Medina and Rafaelito Pérez Charles, and also in relation to the rights of the child recognized in Article 19 of the Convention to the detriment of the victims who were children at the time of the facts, in the terms of paragraphs 272 to 276 of this Judgment[10]».

Cette affaire, dans laquelle la Commission interaméricaine des droits de l’Homme avait saisi la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme, a entraîné la déchéance de nationalité et des expulsions collectives d’immigrants haïtiens par la République Dominicaine. Cette situation épouvantable dans les relations des deux pays insulaires nous fait penser à  Hannah Arendt qui disait :

« Etre déchu de sa citoyenneté, c’est être privé de son appartenance au monde ; c’est comme revenir à l’état sauvage, à l’état d’homme des cavernes…Un homme réduit à cette seule condition d’homme perd jusqu’aux qualités qui permettent aux autres de le reconnaître comme des leurs …il peut vivre et mourir sans laisser de trace, sans apporter la moindre contribution au monde commun[11]».

     Il est vrai que l’Etat voisin a mené des actions qui violent des principes généralement reconnus dans la protection des droits de l’Homme aux frontières. Cependant, la République d’Haïti, pour sa part, tarde encore à accorder une protection diplomatique efficace de ses ressortissants dans l’État voisin. À titre illustratif, le problème de la documentation des ressortissants haïtiens, l’octroi de passeport à ses ressortissants. Ce sont des situations qui créent des ennuis juridiques susceptibles d’exposer les ressortissants haïtiens à une situation d’apatridie. Cette situation vaut autant, de notre point de vue, pour d’autres ressortissants haïtiens vivant dans d’autres communautés diasporiques haïtiennes (France, Etats-Unis, Canada…) qui souffrent encore du problème de leur documentation juridique. L’inefficacité de l’encadrement juridique des migrants et immigrants haïtiens à l’étranger prouve la faiblesse de l’exercice de la compétence souveraine de l’État haïtien hors de ses frontières.

     Secundo, il est un fait indéniable que la République d’Haïti et la République Dominicaine sont parties à des traités multilatéraux régulant le commerce dans le cadre de l’Organisation Mondiale du Commerce ainsi que l’Accord de Partenariat Économique dans le cadre de l’Union Européenne. Néanmoins, dans le contexte actuel des flux des échanges commerciaux qui facilite en même temps la migration clandestine, il faudrait que les deux États parviennent à des accords économiques et commerciaux qui prennent en compte la dimension de la protection des droits des travailleurs migrants, des migrants investisseurs et la question de la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) au sein desquelles travaillent les migrants haïtiens. On pourrait s’inspirer de certains modèles de type d’ALENA, du MERCOSUR et de l’Union Européenne tout en conservant les aspects propres régissant la culture de chacune de ces Républiques insulaires. Ces efforts rendraient effectif le corpus juridique des relations économico-commerciales entre les deux États.

III. De la nécessité d’une bonne gouvernance des migrations dans les relations haïtiano-dominicaines

      Les migrations deviennent mondialisées. On peut les qualifier de moteur de la mondialisation. Car, on saurait parler aujourd’hui de village planétaire s’il n’existait pas la libre circulation des personnes, des marchandises, des biens et capitaux. En outre, les migrations ont des effets économiques, culturels, sociologiques et politiques qui sont avantageux  pour le pays d’origine, celui de destination et le migrant. Ces facteurs développementalistes des migrations favorisent la croissance économique des États à travers l’Humain qui est porteur d’un savoir, d’un savoir-faire et savoir-être. Voilà pourquoi, vu l’importance des migrations, une gouvernance fondée sur les droits de l’Homme et la responsabilité commune des deux États s’imposeraient.

     Cette gouvernance impliquerait plusieurs institutions étatiques et non étatiques. Dans le domaine des migrations internationales, la gouvernance prend différentes formes, telles que : les politiques et programmes migratoires nationaux, les pourparlers et accords entre États, les forums et les processus consultatifs multilatéraux, les activités des organisations internationales, ainsi que les lois et les normes[12] […]. En ramenant ce processus dans les relations haïtiano-dominicaines, il nous conviendrait de souligner, pour pallier la crise migratoire existant entre les deux États, la nécessité de refonder ces relations en prenant en compte :

  • L’élaboration d’un corpus juridique binational qui implique les aspects culturels et anthropologiques propres au chaque pays ;
  • La coopération entre les deux parlements et les systèmes judiciaires des deux États ainsi que les migrants pour l’adoption de lois justes pour la protection des migrants dans le pays de destination ;
  • La gestion efficace des frontières, un facteur important de cette gouvernance afin de

            parvenir à la sécurisation des routes migratoires pour une meilleure mobilité insulaire.

            La mobilité est un facteur essentiel pour le développement humain, selon le Rapport du      

            Programme des Nations Unies pour le Développement de 2009[13] ;

  • L’émergence d’un droit international économique insulaire qui régule de manière juste et équitable les relations économiques et commerciales des deux pays. Le développement de ce droit international économique insulaire s’accentuerait sur la libre circulation de la main-d’œuvre et des investisseurs entre les deux États, la mise en œuvre de projets communs et l’exploitation équitable sans préjudice des ressources communes  selon l’article 3 de la Charte des droits et devoirs économiques des États qui dispose :

« Dans l’exploitation des ressources naturelles communes à deux ou à plusieurs pays, chaque État doit coopérer sur la base d’un système d’information et de consultations préalables afin d’assurer l’exploitation optimale de ces ressources sans porter préjudice aux intérêts légitimes des autres États[14] ».

  • L’implémentation de programme d’échanges académiques afin de favoriser l’interculturalité ;
  • La création en Haïti d’un Grand Conseil Scientifique National au sein duquel on pourra regrouper toute une panoplie de spécialistes qui travailleront la main dans la main sur les grands programmes de développement d’Haïti notamment  la question de la mobilité haïtienne interne et internationale, en statuant sur la géopolitique des migrations haïtiennes au sein des Caraïbes et en encadrant juridiquement les apports économiques des communautés haïtiennes diasporiques en Haïti.
  • L’exécution de projets communs dans le cadre de la gouvernance environnementale pour contrer certains problèmes environnementaux facilitant la migration irrégulière. Ces hypothèses de recommandations peuvent être renforcées par le Pacte mondial sur les migrations.

En guise de conclusion

   Somme toute, les migrations, qu’elles soient des travailleurs, des étudiants, du tourisme et autres, tiennent une place de choix dans les différents aspects des relations entre les deux États insulaires. Ces migrations tendent beaucoup vers la République Dominicaine, et font d’elle l’un des pays d’immigration pour les Haïtiens. Elles sont donc, plus avantageuses pour la République Dominicaine que la République d’Haïti. Cependant, comme facteur de développement humain,  si ces migrations sont mieux régulées et encadrées, elles pourront être bénéfiques pour les deux États. Une bonne gouvernance des migrations dans les différentes facettes des relations des deux États s’avérerait plus que nécessaire dans un contexte pandémique où les crises migratoires ainsi que les conflits qui ne font que s’accroître malgré les multiples efforts déployés par la communauté internationale afin de sensibiliser les États.

Auteur : Doctorant ANSADOU M. CHERENFANT
Courriel : ansadou@gmail.com>Spécialiste des droits de l’homme, Président du Groupe d’Appui Éducatif pour la Promotion des Droits de l’Homme (GRAPRODH)

[1] https://worldmigrationreport.iom.int/wmr-2020-interactive/

[2] https://worldmigrationreport.iom.int/wmr-2020-interactive/

[3] Banque Mondiale, 2016, cité dans le Rapport de l’Organisation Internationale pour les Migrations intitulé: L’état de la migration dans le monde, 2018.

[4] WIHTOL DE WENDEN Catherine, Atlas des migrations, de nouvelles solidarités à construire, Editions Autrement, Paris, 2020, p.86.

[5] Le Pacte mondial pour des migrations sûres, régulières et ordonnées comprend 23 objectifs pour une meilleure gestion des migrations aux niveaux local, national, régional et mondial. (Source : www.un.org).

[6]Voir  l’Affaire Nadège Dorzema et autres c. RD dans laquelle la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme a condamné l’État dominicain pour avoir violé les droits des ressortissants Haïtiens. Consultable sur : www.corteidh.org

[7]Le traité d’Aranjuez du 3 juin 1777 du nom de la ville espagnole d’Aranjuez proche de Madrid où il est signé, appelé aussi traité des Limites est celui par lequel est établie la frontière entre la partie espagnole, et le territoire français de l’île Hispaniola (Saint Domingue), avec un nouveau  tracé qui rend à l’Espagne une partie du territoire aux mains des Français, en particulier la partie centrale qui lui avait été accordée lors du précédent traité de 1697, le Traité de Ryswick signés à Rijswijk, ville hollandaise des faubourgs de La Haye, qui mit fin à la guerre de la Ligue d’Augsbourg entre Louis XIV et la Grande Alliance.

Source : http://ciat.bach.anaphore.org/file/misc/001_17770603.pdf

[8]Voir la Résolution 1803 adoptée le 14 décembre 1962 de l’Assemblée Générale des Nations Unies sur la souveraineté permanente des États sur leurs ressources naturelles.

[9] Andriantsimbazovina Joël et alii.., Dictionnaire des Droits de l’Homme,  PUF, Paris, 2008, p. 350.

[10]Arrêt de la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme. Source : www.refworld.org/cases.html

[11]ARENDT, Hannah, Les Origines du  totalitarisme.

[12] Les migrations dans un monde interconnecté : nouvelles perspectives d’action, Commission  mondiale sur les migrations internationales (CMMI), octobre 2005, p. 71.

[13]WIHTOL DE WENDEN Catherine, Atlas des migrations, de nouvelles solidarités à construire, Editions Autrement, Paris, 2020, p.88.

[14]Article 3 de la Charte des droits et des devoirs économiques des États adoptée  le 12 décembre 1974 suivant la Résolution 3281 (XXIX) de l’Assemblée générale des Nations Unies.