Alors qu’Haïti s’embourbe dans une violente crise institutionnelle, le poète et romancier Lyonel Trouillot lance un cri d’alerte pour son pays. Qui pourrait bien, prévient-il, se transformer en dictature.

Port-au-Prince, https://www.lemiroirinfo.ca, Lundi 15 Février 2021

Haïti se trouve une nouvelle fois au bord du chaos. Le pays le plus pauvre des Amériques, paralysé par les grèves, vit sans Parlement depuis un an, le Sénat n’y existe quasiment plus, et son président, Jovenel Moïse, bien que rejeté par une partie de la population, s’accroche au pouvoir. Il est, selon lui, légitime jusqu’en 2022 (il avait été élu le 25 octobre 2015 lors d’un scrutin annulé pour fraudes, puis réélu un an plus tard). Mais le 7 février dernier, le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire haïtien a reconnu la fin de son quinquennat. Le lendemain, le romancier, poète et opposant notoire, Lyonel Trouillot lançait un « Appel à la solidarité pour peuple en danger » sur L’Humanité.fr. Il donne sa vision de la crise institutionnelle et de ce que peut, ou ne peut pas, la littérature en Haïti.

Dans votre appel, vous affirmez qu’un « pouvoir fou et illégal » commet « des actes de répression et d’intimidation »Le peuple haïtien subit actuellement une répression sanglante alors que son « président », désormais inconstitutionnel, veut prolonger son mandat. Les manifestations sont sous le feu de balles réelles, d’arrestations arbitraires, d’intimidations quotidiennes. Et je ne suis pas le seul à lancer ce genre d’appel… Intellectuels, écrivains et associations de défense des droits humains essaient depuis plusieurs années d’attirer l’attention des peuples du monde sur ce qu’il se passe en Haïti.

Depuis quand la population manifeste-t-elle contre le pouvoir ? Sur quoi porte sa colère ?
Depuis 2018, les discours revendicatifs ont gagné les rues, avec un point fort en 2019 pendant le Peyi lòk (« Pays bloqué » en créole haïtien), nom donné à la contestation qui exigeait déjà le départ de Jovenel Moïse, accusé de corruption. La colère se manifeste contre l’impunité dont bénéficient les auteurs de crimes financiers et de crimes de sang perpétrés dans les quartiers populaires, soit directement par des agents du pouvoir, soit par des gangs qu’il a armés, et désormais contre la violation de la constitution par le président actuel qui souhaite prolonger son mandat au-delà du 7 février 2021.

“Un écart s’est creusé entre la richesse des oligarchies et la pauvreté des masses”

Revenons un peu en arrière… Quelles sont, selon vous, les causes des « malheurs » de Haïti ?
Il faut remonter à la création de l’État haïtien au début du XIXe siècle et à l’assassinat de son fondateur en 1806, Jean-Jacques Dessalines. La révolution haïtienne était alors d’une grande modernité : anticoloniale, antiesclavagiste, antiraciste. Mais l’État qui en a résulté n’a jamais établi une sphère commune de citoyenneté, et un partage odieux du pouvoir a été effectué entre deux oligarchies, celle des affaires et celle du pouvoir d’État. N’ont ensuite été instaurés ni services publics, ni principe d’équité, ni égalité de chances, ni protection sociale pour la majorité. En conséquence, un écart s’est creusé entre la richesse des oligarchies et la pauvreté des masses, ce que certains chercheurs haïtiens ont appelé « L’État contre la nation ». Avec l’arrivée au pouvoir de chefs d’État populistes comme François Duvalier et Jean-Bertrand Aristide, cet écart s’est encore approfondi, quelques progrès ont été réalisés, mais l’organisation des rapports sociaux n’a pas été modifiée. Le duvaliérisme a été une odieuse perversion des revendications populaires et a donné lieu à une dictature qui prétendait, au départ, défendre les intérêts des masses. En réalité, elle n’a servi objectivement qu’à enrichir un personnel de parvenus et à consolider l’alliance entre les deux oligarchies. Depuis la chute de Duvalier en 1986, les masses expriment leur mécontentement, l’élection de Jean-Bertrand Aristide en 1990 en était d’ailleurs une expression. L’arrivée au pouvoir, en 2011, de Michel Martelly par des élections truquées et valorisées cyniquement par la « communauté internationale » a signifié un bond en arrière. L’écart entre les riches et les pauvres s’est aggravé, et le pouvoir a été utilisé comme source d’enrichissement personnel.Dix ans après le séisme meurtrier, un documentaire rend hommage aux habitants d’Haïti

Puis est arrivé Jovenel Moïse…
Cet héritier politique de Michel Martelly, son mentor et prédécesseur à la tête de l’État, a poussé encore plus loin que lui le mépris du populaire et le recours aux procédés du duvaliérisme : corruption, répression ou destruction des institutions. Aujourd’hui, Jovenel Moïse se maintient au pouvoir en violation de la Constitution, bien qu’il soit rejeté par une partie de la société civile et par ce qu’il reste des institutions haïtiennes. Mais la communauté internationale, notamment les États-Unis, l’Organisation des États américains et l’ONU, continuent de le soutenir.

Quelle alternative propose l’opposition dont vous faites partie ?
Une majorité s’est entendue pour désigner le juge à la Cour de cassation, Joseph Mécène Jean-Louis, comme président de transition, considérant la fin du mandat constitutionnel de Jovenel Moïse. J’ai participé à un comité de citoyens ayant travaillé à réunir ces personnes autour d’un accord politique et d’une sorte de pacte de gouvernance. Cela n’a pas été facile car toutes sont menacées dans leurs biens et leurs vies.

Vous sentez-vous personnellement en danger aujourd’hui ?
Quel Haïtien, s’il n’est pas un agent du pouvoir, peut ne pas se sentir en danger face à une volonté évidente d’installer une dictature ? Assassinats, arrestations arbitraires, écoutes téléphoniques, persécutions de toutes sortes, menaces… Un pouvoir inconstitutionnel qui garde un juge à la Cour de cassation en prison – Yvickel Dieujuste Dabresil – malgré une ordonnance de mise en liberté… Tout citoyen haïtien est donc en danger. C’est cela que les États occidentaux semblent encore refuser d’entendre et que leurs médias ne relaient pas assez.

Vous êtes né à Port-au-Prince en 1956 et vous y vivez toujours. Comment la vie y a-t-elle évolué ?
L’oligarchie des affaires s’est totalement éloignée du reste du pays. Quand j’étais gamin, leurs enfants fréquentaient encore des institutions du système scolaire haïtien. Ce n’est plus le cas. Leur seul signe de distinction, c’est la distance. Ce qu’on appelle dans le parler courant « la bourgeoisie mulâtre », en Haïti, participe de moins en moins à la vie nationale. Il n’y a aucune salle de théâtre à Port-au-Prince. Haïti est leur commerce, plus que leur pays. D’ailleurs, le secteur dit des « affaires » a des réticences à dénoncer la folie dictatoriale de Jovenel Moïse. À l’opposé, il y a une forte demande de justice de la part des masses populaires. Tout cela dans un contexte de précarité, de pertes de repères symboliques, etc. Vivre en Haïti aujourd’hui, c’est être solitaire dans des foules elles-mêmes solitaires, et essayer – si on en a l’énergie – de travailler à la mise en œuvre de chaînes de solidarité qui permettent de donner du sens à notre quotidien. Ce que je dis est peut-être lié à mon âge. Mais il y a, malgré ce pire qui perdure, un bel optimisme chez certains jeunes.

Quelle est la place de l’art et de la littérature dans l’émancipation et la contestation haïtienne ?
Il faut être très prudent et éviter toute esthétisation de la réalité haïtienne. Les mouvements revendicatifs possèdent des expressions artistiques, mais toutes les pratiques littéraires et artistiques ne vont pas dans ce sens. Il y a deux tendances très nettes qui s’affrontent : l’individualisme et l’utilisation de l’espace culturel comme outil de promotion individuelle (on peut entrer en art comme on entrait dans l’armée ou dans les ordres). Et celle qui lie le « je » au « nous ». Mais la conjoncture force à la radicalisation. Et des jeunes artistes, auteurs, compositeurs et écrivains, basés en Haïti et originaires des milieux populaires ayant clairement pris position pour les revendications légitimes des Haïtiens, sont en danger.

Quelle place pour les nouvelles générations d’auteurs haïtiens en Haïti ?


Il s’y passe beaucoup de choses. De petites maisons d’édition émergent, la littérature d’expression créole évolue de façon positive en qualité et quantité. Mais surtout, (presque) île sans métropole, Haïti a son propre système d’évaluation-valorisation. Ce qu’on salue en Haïti n’est pas forcément ce qu’on salue ailleurs. Les conditions de vie, le climat politique répressif et le déficit de supports institutionnels internes jouent contre cette vitalité nouvelle qui en souffre, mais n’en meurt pas.

La littérature peut-elle réenchanter un pays ?
Je ne le pense pas. Un pays ne peut pas avoir une vision exotique de lui-même. Les Haïtiens ne peuvent pas se dire : « Que nous sommes pauvres et que nous écrivons bien et peignons de belles toiles » ! La littérature peut tout au plus fournir des repères, exprimer les doutes et les espoirs, alimenter l’imaginaire et décrire le réel. Mais elle ne parle pas d’une seule voix. Et n’oublions pas que lire en Haïti reste un privilège social.

Depuis votre premier roman en 1998, vos livres s’ancrent dans les tragédies et les espérances du peuple haïtien. Un écrivain doit-il rendre compte du réel ?
Je n’ai pas d’opinion de principe sur le « rôle d’un écrivain ». Je n’ai que des choix personnels. Mais ce que je peux dire c’est que, pour moi, l’engagement ou la conscience sociale ne constituent pas des obstacles à la valeur esthétique. “Je n’ai pas le talent pour produire des textes littéraires sur la conjoncture politique actuelle”

Vous dites toujours que vous écrivez « avec » Haïti…
La littérature parle du langage, mais aussi d’autre chose. J’essaie d’appréhender cet autre chose par ou à partir de Haïti. Les mots, les idées, les fragments du réel, tous ces éléments qui se tissent pour devenir texte, m’arrivent avec les bruits et les silences de mon pays pour inviter le lecteur à une conversation plus générale sur la condition humaine. Mais je n’ai pas le talent pour produire des textes littéraires sur la conjoncture politique actuelle. Ou pas la distance.

Comment le pays a-t-il vécu la crise de Covid-19 et où en est la pandémie aujourd’hui ?
Il y a encore des gens qui ne croient pas aux risques de cette pandémie. Simplement parce que le pouvoir a utilisé cette menace contre les manifestations politiques mais qu’il finançait à côté le carnaval ! Il n’y a aucune politique anti-Covid. Pas de données fiables. Les gens ont recours à la médecine traditionnelle plus qu’aux gestes barrières pour essayer de se protéger.

Source: https://www.telerama.fr/debats-reportages/lyonel-trouillot-ecrivain-tout-citoyen-haitien-est-en-danger-6819282.php