Avant d’être assassiné en juillet, il avait commencé à dresser une liste de puissants politiciens et d’entrepreneurs impliqués dans le trafic de drogue en Haïti, avec l’intention de la remettre au gouvernement américain, d’après quatre hauts fonctionnaires et conseillers haïtiens chargés de rédiger le document.

New York, https://www.lemiroirinfo.ca, Dimanche 12 Décembre 2021

Le président, d’après ces fonctionnaires, leur avait ordonné de n’épargner personne, pas même les faiseurs de rois qui l’avaient propulsé au pouvoir — une mesure parmi d’autres, prises à l’encontre de trafiquants de drogue présumés, qui auraient pu motiver son assassinat.

Lorsque des hommes armés font irruption dans la résidence de M. Moïse et l’exécutent dans sa chambre à coucher, sa femme Martine Moïse est également touchée et gît dans son sang sur le sol, se faisant passer pour morte. Elle racontera comment les assaillants se sont mis à fouiller précipitamment la pièce et dans ses dossiers.

“C’est ça”, disent-ils au bout d’un moment avant de prendre la fuite, rapportera-t-elle au New York Times lors de sa première interview après l’assassinat, ajoutant qu’elle ne savait pas ce que les tireurs avaient dérobé.

En découvrant la scène du crime, les enquêteurs trouvent le bureau de M. Moïse sens-dessus-dessous et des documents éparpillés partout. Lors de leurs interrogatoires, certains des tueurs à gages arrêtés par la suite ont avoué que leur priorité absolue était de récupérer la liste sur laquelle travaillait M. Moïse, selon trois hauts fonctionnaires haïtiens au courant de l’enquête — une liste de noms de trafiquants de drogue présumés.

Le document est à situer dans le cadre d’une série d’accrochages entre M. Moïse et de puissantes figures politiques et du monde des affaires, certaines d’entre elles soupçonnées de trafic d’armes et de stupéfiants. Il connaissait certaines de ces personnes depuis des années, et elles se sentaient trahies, selon ses conseillers.

Dans les mois qui ont précédé sa mort, M. Moïse avait pris des mesures pour faire le ménage dans les services douaniers de Haïti, nationaliser un port maritime connu pour des activités de contrebande, détruire une piste d’atterrissage utilisée par les trafiquants de drogue et enquêter sur le lucratif commerce de l’anguille — une industrie récemment identifiée comme étant un canal de blanchiment de fonds.

Le New York Times a interviewé plus de 70 personnes et s’est rendu dans huit des dix départements d’Haïti pour interroger des politiciens, des amis d’enfance de M. Moïse, des policiers, des pêcheurs ainsi que des personnes liées au trafic de drogue, afin de comprendre ce qui, au cours des sept derniers mois de la vie du président, avait pu contribuer à sa mort. Beaucoup de ces personnes craignent aujourd’hui elles aussi pour leurs propres vies. « Je serais un imbécile si je pensais que le narcotrafic et le trafic d’armes n’ont pas joué un rôle dans l’assassinat, » explique Daniel Foote, envoyé spécial des États-Unis à Haïti avant qu’il ne quitte ses fonctions le mois dernier. « Tous ceux qui comprennent l’économie ou la politique haïtienne comprennent ça ».

Charles « Kiko »  Saint-Rémy occupait une place centrale dans la liste de M. Moïse, selon deux des hauts fonctionnaires haïtiens chargés d’aider à rédiger le dossier. M. Saint-Rémy est un homme d’affaires haïtien que la Drug Enforcement Agency (D.E.A.), l’office américain de lutte contre les stupéfiants, suspecte depuis longue date d’être impliqué dans le trafic de drogue. Il se trouve qu’il est aussi le beau-frère de Michel Martelly, l’ex-président d’Haïti qui avait tiré M. Moïse de l’anonymat politique et l’avait désigné comme son successeur.

M. Martelly, qui envisage de se représenter aux élections présidentielles, et M. Saint-Rémy étaient très influents au sein du gouvernement de M. Moïse. Ils avaient leur mot à dire sur tout, depuis l’attribution des contrats publics à la nomination des membres du gouvernement, d’après des fonctionnaires haïtiens à l’intérieur et au-dehors de son administration. Mais selon ses conseillers, M. Moïse avait fini par estimer que les deux hommes faisaient partie d’un groupe d’oligarques qui muselaient sa présidence.https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1846853/haiti-jovenel-moise-assassinat-trafic

Des responsables américains disent étudier de près les efforts de M. Moïse pour perturber le trafic de drogue et défier de puissantes familles comme de possibles mobiles du meurtre. M. Saint-Rémy a émergé très tôt dans l’enquête comme suspect potentiel, précisent-elles, tout en soulignant que M. Moïse avait menacé un larg pan de l’élite économique, y compris certaines personnes ayant des liens étroits avec les milieux criminels.M. Martelly et M. Saint-Rémy n’ont pas répondu à une série détaillée de questions pour cet article. L’enquête sur l’assassinat de Jovenel Moïse piétine depuis des mois, selon des responsables américains. Si elle n’aboutit pas, beaucoup de Haïtiens craignent de la voir s’ajouter à la montagne de crimes impunis dans le pays, confortant davantage la mainmise des réseaux criminels sur l’État.

Le parlement haïtien compte de longue date parmi ses membres des trafiquants d’armes et de drogues présumés. Des petits avions de contrebande se posent régulièrement sur des pistes clandestines. Des policiers haïtiens ont été surpris en train de fournir de l’aide aux trafiquants de drogue — et il est fréquent que des juges enterrent des procès contre des pots de vins.

Aujourd’hui, Haïti est sans doute la plus grosse route de la drogue à destination des États-Unis, sans qu’on puisse en être certain tant le maintien de l’ordre y est devenu difficile. Les forces de sécurité américaines sont incapables de déployer un programme d’écoutes dans le pays, ou même de collaborer pleinement avec leurs homologues haïtiens, parce que la corruption est trop importante au sein de la police et de la justice, selon des fonctionnaires américains.

“Tous ceux qui sont impliqués dans le trafic de drogue ici comptent au moins un policier dans leur équipe,” explique Compère Daniel, commissaire de police dans le département du Nord-Ouest de Haïti, un important couloir de contrebande.

“Je n’arrive pas à obtenir la coopération des policiers sur le terrain,” dit-il. “Parfois ils ne répondent même pas à mes appels.”

Les opérations de la D.E.A en Haïti sont également sous le feu des critiques, notamment car au moins deux des Haïtiens soupçonnés d’être impliqués dans l’assassinat de M. Moïse sont d’anciens informateurs de la D.E.A.En novembre, la commission des affaires judiciaires du Sénat américain a critiqué la D.E.A. en raison des allégations de corruption qui planent sur ses opérations en Haïti, citant une enquête du New York Times en août qui liait le chef de la sécurité du palais de M. Moïse au trafic de drogue. La D.E.A., accusée par d’anciens agents de mauvaise gestion dans une des plus grandes affaires de drogue en Haïti, a refusé de commenter.

En désignant M. Moïse comme son successeur en 2014, Mr. Martelly l’avait présenté à la nation comme un outsider d’origine paysanne, un homme de la campagne qui s’était extirpé de la pauvreté en dirigeant des bananeraies.

Les associés de M. Martelly racontent qu’en rencontrant M. Moïse pour la première fois, lors d’une conférence, il avait été impressionné par le sens des affaires de l’entrepreneur.

L’histoire était pourtant trompeuse : M. Moïse avait essentielement grandi dans la capitale, plusieurs membres du conseil d’administration de sa plantation de bananes qualifient celle-ci d’échec, et M. Moïse était déjà un proche associé de M. Saint-Rémy et d’au moins une autre personne soupçonnée de trafic de drogue.

Mr. Moïse, âgé de 53 ans au moment de son assassinat, est né à Trou-du-Nord, un village paysan laissé pour compte pendant des décennies par des gouvernements successifs. Son père conduisait un tracteur sur une plantation de sisal voisine mais a perdu son emploi quand celle-ci a fermé, d’après des interviews avec des résidents locaux.

Selon ses proches, M. Moïse avait 7 ans quand sa mère l’a emmené avec ses frères et sœurs à Carrefour, un bidonville de Port-au-Prince, pour y trouver un travail et un collège pour ses enfants. Il a rencontré sa future femme à l’université et ils ont déménagé à Port-de-Paix, la ville natale de cette dernière au nord-ouest de l’île.

Auteure: Maria Abi-Habib de New York Times