Le professeur Sonet Saint Louis analyse et interprète les rapports d’enquêtes réalisés par le sénat haïtien et ceux de la cour des comptes du contentieux administratif (CSCCA) sur les fonds de petrocaibe dilapidés par l’administration publique des 8 dernières années.

Port-au-Prince, https://www.lemiroirinfo.ca, Mercredi 12 Février 2020

Qu’est-il du rapport de la Cour des comptes et du contentieux administratif (CSCCA) sur la gestion des fonds PetroCaribe ? Dans une approche qui se veut multidisciplinaire, le juriste Sonet Saint-Louis tente d’apporter une explication « rationnelle au milieu des réactions politiques sélectives et ciblées.

Sans une meilleure connaissance de ce qu’est l’État et son fonctionnement, notamment le circuit des dépenses publiques, et sans une claire conscience des rapports entre les Pouvoirs exécutif et législatif s’intégrant dans une entité organique qui s’appelle l’État, il est impossible d’analyser le rapport de la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSCCA) sur l’utilisation des fonds PetroCaribe. De même, sans une meilleure compréhension du régime politique haïtien, il sera difficile de comprendre la dynamique de contrôle instituée par la Constitution de 1987 et le rôle qu’elle assigne au Parlement comme autorité de contrôle de l’action gouvernementale.

Le rapport de la CSCCA qui s’étend sur une période de plus de 8 ans a montré que le Parlement dont la fonction fondamentale est de contrôler l’action du gouvernement, a piteusement échoué dans sa mission. Il s’ensuit donc que le premier coupable dans cette affaire dissimulée pendant dix ans est le pouvoir législatif et son bras technique, la CSCCA dans la mesure où celle-ci travaille sous le contrôle du Parlement.

À un niveau plus élevé et d’une manière plus globale, le rapport de la CSCCA sur l’utilisation des fonds PetroCaribe révèle la faillite totale de l’État d’Haïti. La responsabilité est donc collective.
Au sens de la Convention des Nations Unies contre la corruption, quels sont les faits de corruption établis dans le rapport de la CSCCA qui pourraient prouver que les fonds de l’État ont étés détournés à des fins personnelles ?

Mener une telle enquête est compliquée. La corruption est une infraction pénale alors que la CSCCA est une juridiction administrative et en tant que telle, n’a pas de compétence légale pour se prononcer sur les faits de corruption.

En conduisant de telles enquêtes, la CSCCA n’a pas de pouvoirs contraignants comme ceux d’un juge d’instruction. Par exemple, elle ne peut pas obliger quelqu’un à se présenter devant elle ou exiger de l’administration de lui soumettre les pièces requises. Dans le rapport qu’elle rend, elle ne peut pas dire qu’il y a corruption dans la gestion de tel ou tel ordonnateur ou comptable de deniers publics. Elle n’a pas non plus de compétence pour juger les comptes des personnes privées, des compagnies et encore moins les comptes personnels des ministres.

Cette compétence est dévolue au juge pénal. C’est la raison pour laquelle la CSCCA a, dans son rapport et dans plusieurs cas, procédé par approximation. En matière pénale, il ne peut y avoir de suppositions, comme l’a reconnu la professeure de droit pénal, à l’Université de Montréal, madame Hélène Dumont.

Un cas complexe
La corruption étant un fait pénal, une enquête en cette matière doit trouver les faits qui portent préjudice à l’État, susceptibles de déclencher la poursuite. Or la Cour n’a pas cette compétence. Au moins 4 faits d’ordre juridique et technique accréditent notre thèse :

1) Au départ il existe une confusion des ordres qui a rendu difficile le travail de la CSCCA. Si en tant que juridiction administrative, cette Cour était habilité à se prononcer sur les faits de corruption, on se trouverait alors dans une situation d’ « inflation de droit », pour répéter le sociologue du droit, Guy Rocher. En effet, « trop de droit » conduit à une situation de « non droit ».

Selon la Convention des Nations-Unies contre la corruption, il y a corruption lorsque le détournement des fonds publics est fait à des fins personnelles. Lorsque cette situation se produit, elle prend le caractère d’infraction pénale. Dans ce sens, l’accent doit être mis sur le blanchiment des avoirs (article14), l’enrichissement illicite (article 20), l’abus de confiance (article 18), l’abus de fonction (article 19) et il faut aussi se référer à la loi du 12 mars 2014 en ses articles 5.10, 5.12 portant prévention et répression de la corruption.

La corruption est une infraction connexe

Elle doit être mise en relation avec les autres délits cités ci-dessous. D’où la nécessité de rechercher la traçabilité (follow the money) du produit du crime, la conversion du produit du crime, la dissimulation du produit du crime, l’acquisition de nouveaux biens, le transfert de biens et le mouvement des capitaux. Car, le juge pénal est saisi in rem non in persona. Ces faits une fois établis, l’article 31 de cette même Convention permet au Juge d’instruction de prendre toutes les mesures possibles afin de geler, saisir ou de confisquer le produit du crime. À cette étape de l’enquête, il est illégal et arbitraire de poser des actes d’instruction visant à geler les biens des personnes visées par le rapport de la CSCCA.
2) Le Parlement dispose d’un pouvoir de contrôle général et absolu sur l’action du gouvernement par le fait que celui-ci s’était engagé devant lui lors de la ratification de la déclaration de politique du premier ministre. L’autorité de contrôle est donc le Parlement et non la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif. La résolution du Sénat de transférer le rapport de la Commission sénatoriale à la CSCCA est maladroite. En demandant à la CSCCA d’approfondir le rapport d’enquête sénatoriale qu’il avait initié, le Sénat de la République, a renoncé ipso facto à son pouvoir de contrôle.

La CSCCA rentre dans la mission de contrôle du parlement, mais ce dernier n’est pas lié par l’avis de celle-là. La raison est que le gouvernement n’est responsable que devant le Parlement. Seul le pouvoir législatif peut décider si le gouvernement avait bien géré ou non les fonds qui avaient été mis à sa disposition de l’État pour exécuter le mandat ou l’engagement qu’il avait pris devant les autorités politiques du Parlement. Le parlement peut décider de passer outre les recommandations de la CSCCA et ordonner sa propre enquête, s’il n’en est pas satisfait. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle absolu, ce même Parlement peut décider d’accorder décharge à un ministre même en absence d’un avis favorable de la CSCCA. Il ne dépend pas de cette instance.
À la lumière de ces considérations, la CSCCA n’a pas le pouvoir de sanctionner un travail d’enquête dont le Sénat avait eu la charge. Il n’est pas normal que le Sénat, une institution de contrôle, soit dessaisi d’une question qui relève de sa compétence au profit de la CSCCA, un organe technique placé sous son obédience. Le parlement, en tant que pouvoir doit se doter des capacités et moyens pour remplir sa fonction de contrôle et cette Cour en tant que bras technique en est un.

Le pouvoir législatif est l’un des pouvoirs de l’État et il est établi que le pouvoir n’a pas de supérieur. Le Sénat, en soumettant son rapport à la sanction de la CSCCA, avait tout simplement renoncé à son statut de pouvoir de contrôle. La démarche du Sénat aura des impacts négatifs à l’avenir sur le pouvoir législatif en matière de contrôle parlementaire. En droit parlementaire, il est établi un principe selon lequel, l’enquête parlementaire suit toujours le judiciaire et le fait de s’en remettre au seul avis de la CSCCA remet en cause ce principe sacro-saint.

Il fallait recourir à la Loi de règlement


3) La CSCCA est l’outil technique par lequel le Parlement exerce sa fonction de contrôle sur l’action du gouvernement. La Constitution de 1987 et le décret de 2005 portant réorganisation de cette Cour précisent qu’à la fin de chaque année fiscale, la CSCCA doit dresser un rapport sur la situation financière de l’État, et en cette occasion elle doit se prononcer sur la situation des comptables de deniers publics à travers la Loi de règlement. La loi fait obligation aux parlementaires de voter la Loi de règlement avant de doter le gouvernement d’un nouveau budget. La Loi de règlement est un document mis à la disposition du Parlement pour contrôler l’action du gouvernement. Donc, le fait par le Parlement d’accorder au gouvernement un nouveau budget signifie qu’il reconnaît ipso facto que le budget de l’exercice écoulé a été bien exécuté. En prenant cette décision sur la base de la Loi de règlement, il accorde décharge à tous les membres du gouvernement.

Le décret de 2005 ne prévoit pas de cumul de rapports. C’est contraire au principe de reddition des comptes et à la bonne gouvernance qu’il fait référence, puisque la loi prévoit que la décharge est annuelle. Cependant, on peut avoir la décharge et être poursuivi pour enrichissement illicite, trafic d’influence et blanchiment des avoirs. Ces zones d’ intervention appartiennent à l’ UCREF et ULCC et non à la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif.

À qui revient finalement la faute ? Le rapport de la CSCCA n’est-il pas venu trop tard puisque cette dernière n’a pas lancé au cours de ces dix dernières lancé des alertes régulières au Parlement. Le Parlement était-il imbu de ses responsabilités ? Rien de moins sûr vu qu’il a lui-même anéanti son pouvoir de contrôle au cours de ces dix dernières années ? Le cas de se demander s’il n’y avait pas collusion entre les deux pouvoirs politiques dans le but de frauder l’État. Comment peut-on exiger aujourd’hui un procès juste et équitable sans engager la responsabilité du Parlement dans la mauvaise gestion du programme PetroCaribe ?

Pour une théorie du coût et du risque
4) Le circuit des dépenses, tel qu’établi dans le rapport de la CSCCA prévoit pas moins de 15 étapes avant qu’un paiement puisse être effectué. De l’organisme dépensier donneur d’ordre en passant par la CNMP, la CSCCA, le MPCE (l’ordonnateur du Budget d’investissement), le MEF dans ses démembrements, la direction générale du budget (DGB) à travers les contrôleurs financiers, en passant par le BMPAD, la direction générale du trésor avant que le dossier ne soit acheminé à la BRH pour revenir ensuite à la direction générale du trésor via les comptables publics, qui in fine libèrent le chèque, voici le chemin que suit une requête de paiement à travers les dédales de l’administration financière. Un vrai parcours du combattant. Si une erreur (faute) se produit, elle implique tellement d’intervenants qu’il est difficile de l’imputer à un seul fonctionnaire sans une enquête approfondie. À moins qu’il s’agisse d’une faute volontaire à la conception du projet au moment du recrutement des firmes.

La mauvaise approche du dossier par les pouvoirs publics risque de provoquer une catastrophe politique et institutionnelle aux conséquences incalculables. L’on se demande pourquoi le gouvernement haïtien n’avait pas jugé bon de donner sa version des faits à travers son propre rapport indiquant la situation exacte des 409 projets, en présentant ceux qui sont terminés et pour lesquels aucun problème n’est à signaler, ceux qui sont inachevés mais qui accusent certains problèmes à régler et ceux qui ne sont pas inaccomplis pour des raisons diverses (insuffisance de fonds, incapacité de la firme exécutante, mauvaise évaluation ex ante du projet, corruption, gaspillage etc.) ? À ce moment-là, on aurait pu distinguer le bon grain de l’ivraie. Parce qu’il n’est pas concevable même pour un esprit simple que rien n’ait été fait de cet argent ou que tous les fonctionnaires publics ainsi que tous ceux qui ont eu à travailler sur ce fonds, soient des corrompus.
Je conclurais ici en disant de se méfier des réactions politiques sélectives et ciblées. La corruption est partout. Le problème est avant tout un problème d’éducation. Il faut apprendre aux Haïtiens à respecter le bien commun. Il faut leur dire que voler l’État, c’est voler.

La Cour, dans son rapport, indexe quatre administrations Préval/ Martelly/Privert/ Jovenel. Je ne souhaite pas que par amnésie collective et volontaire, les voleurs recyclés d’hier deviennent les dirigeants d’aujourd’hui. L’échec est donc global et non sélectif. Le peuple ne souhaite pas renouveler l’échec à la tête de l’État. Le nouveau ne doit pas être une stratégie pour camoufler l’ancien. Sur cette base, je propose qu’on applique la théorie du coût et du risque utilisée dans la justice pénale moderne dans les pays de commonw law pour pallier à certains problèmes liés au temps et au coût de la justice. L’idée ici, ce n’est pas de punir mais de solutionner le problème et d’éradiquer le mal.

Me Sonet Saint-Louis av
Sous les bambous de la Gonave, 3 juin 2019
Sonet43@hotmail.com