Mireille Pérodin vient de rejoindre Jean-René Jérôme dans un lieu précis de notre mémoire encore émue, lundi 10 avril 2023. Temps de lecture: 4 minutes
Montréal, https://www.lemiroirinfo.ca, Mardi 11 Avril 2023
Mireille Pérodin vient de rejoindre Jean-René Jérôme dans un lieu précis de notre mémoire encore émue. J’ai connu Jean-René bien avant de rencontrer Mireille. C’était à Petit-Goâve au début des années 60 quand le jeune peintre venait passer les vacances d’été avec sa famille, chez l’arpenteur Nathan.
C’était un jeune homme un peu joufflu qui sautillait gracieusement en marchant, souvent en uniforme de peintre (polo rayé de marin et sandales de cuir). Il posait souvent son chevalet face à la mer. Son art se caractérisait déjà par cette gaieté profonde et des couleurs délicates qui l’aideront plus tard à traverser, avec une sagesse de paysan, ces terribles tempêtes qui l’accableront vers la fin. Même quand il choisira de regarder les ténèbres dans les yeux en peignant des univers plus complexes et plus sombres, il ne perdra jamais ce goût de la vie qui le structure.
J’ai retrouvé Jean-René des années plus tard à Carrefour dans son atelier où il peignait en dansant. Je ne me souviens pas si cette jeune femme gracile et discrète que j’ai aperçue, ce jour-là, et qui nous avait photographiés, était bien Mireille. C’est pourtant elle qui m’a remis la photo quelques décennies plus tard, après la mort de Jean-René. Me sachant à Port-au-Prince, elle m’avait invité à sa galerie, Les Ateliers Jérôme, située à l’époque au Champ de Mars. J’ai découvert lors une femme éblouissante doublée d’une brillante intellectuelle.
Ce qui m’a d’abord plu chez elle c’est cette façon d’accueillir les gens, toutes classes confondues, avec une égale considération. On n’avait pas besoin de faire ses preuves en sa présence, elle semblait sûre que tout être humain gardait une flamme au fond de lui qu’elle savait identifier comme ce goût profond d’un monde secret. Il faut entendre ici, un monde secret et non un monde perdu, car Mireille ne boit pas son café au désespoir. Et elle a cherché toute sa vie à faire apparaître à la surface, en offrande à ceux pris dans le sable mouvant de la routine, ces univers flamboyants ou ténébreux. Elle n’était pas de ceux qui ne voyaient qu’une face de l’art haïtien, ce côté tropical, solaire et folklorique où on nous a souvent réduits, ici comme ailleurs. C’était son combat. D’ailleurs, notre première longue conversation tournait autour de Basquiat.
On était sûr tous les deux que des Basquiat courent les rues de Port-au-Prince ou de Bombardopolis, et qu’on pouvait d’ailleurs en trouver dans les ateliers à ciel ouvert de Rivière Froide, ou de la Grand-rue, chez ceux qui mélangent avec succès ces ingrédients explosifs: misère et liberté. De Basquiat, on disait que ce qui le distinguait des peintres haïtiens, c’était ce terrible désespoir chevillé au corps de tous ces artistes qui vivent au cœur de ce capitalisme sauvage américain.
Cette solitude qui pousse à l’overdose. On concluait que la fin de l’artiste de New York aurait été différente s’il avait choisi de se soigner en Haïti par ce soleil rouge de la fraternité, dont parle Jacques Stephen Alexis, qui n’exclut pas la douce lune bleue de la belle amour humaine. Si Basquiat est universel c’est surtout par ce désespoir qui s’étend de plus en plus sur la carte du monde. Basquiat s’était tué (toute overdose est un suicide) parce que, son art éteint, sa vie était devenue une inutile répétition. On avait rêvé pour lui d’une reprise de sens en Haïti.
Si j’en parle ici c’est qu’en ce moment il y a une exposition chez Vuiton des œuvres croisées de Basquiat/Warhol. Je continue à croire que la peinture de Basquiat, ce Goya jeune, était devenue mondaine dès sa rencontre avec Warhol. Il ne peignait plus que pour l’impressionner. Je me souviens des éclats de rire de Mireille durant cette conversation. De temps en temps, elle se levait pour régler quelques affaires à l’arrière et revenait encore plus affamée par nos confidences. On n’oubliera pas de sitôt cette élégance, de corps et d’esprit, qu’elle gardait même au milieu des propos les plus passionnés. Ni ce visage finement ciselé, toujours en mouvement, comme pour épouser les formes de ses idées les plus subtiles. Puis brusquement ce visage se fige, dans un masque chinois (les yeux bridés).
Ce félin avant le bond fatal, c’est Mireille en train de réfléchir. L’intelligence, ne l’oublions pas, même quand la modestie de Mireille pourrait nous tromper, est un trait de son caractère. Après des propos d’individus louches à la télévision qui pourraient me déprimer au point de douter de mon pays, je n’ai qu’à penser à cette conversation avec Mireille pour reprendre courage. Ce courage me semble aujourd’hui aussi concret qu’une douleur, celle de la disparition de Jean-René, ou cette joie sauvage d’avoir connu Mireille.
Dany Laferrière, 11 avril 2023