
Des pluies d’hommages se résonnent à travers le monde pour saluer le départ pour toujours de l’écrivain haïtien, Jean-Pierre Basilic Dantor Franck Étienne d’Argent, décédé, jeudi 20 février 2025, à l’âge de 88 ans et 10 mois, connu sous le nom de Franckétienne.
Port-au-Prince, https://www.lemiroirinfo.ca, Samedi 22 Février 2025
L’écrivain et peintre, est né le 12 avril 1936 à Ravine Sèche, sous un nom qui est déjà poème, Jean-Pierre Basilic Dantor Franck Étienne d’Argent, a passé son existence à vivre en amour avec Haïti, avec les mots, avec les gens.
Membre de l’académie française, l’écrivain Dany Laferrière lui a rendu un vibrant hommage.
Frankétienne est mort. Cette nouvelle qui m’a surpris au milieu de la nuit. D’abord, je pense qu’elle est sûrement fausse, ce ne serait pas la première fois. La mauvaise nouvelle cherche à nous atteindre quand on est le plus exposé à sa violence et qu’on a de la difficulté à la vérifier avec une source sûre. Je ne peux chercher la preuve de sa mort que par mes pauvres moyens. La première raison est toute simple : mon cerveau la refuse.
J’ai beau lui expliquer qu’il a 89 ans et que c’est un exploit qu’il soit parvenu à un tel âge dans un pays où l’on vit un an en un jour. Dans un pays où le cœur est constamment mitraillé, même si celui de Frankétienne se régénère chaque matin. La preuve c’est ce sourire, dont on ne sait s’il est triste ou moqueur, qui flotte sur ses lèvres dans les moments les plus difficiles. Son corps est celui d’un guerrier qui, malgré les blessures, retourne sur le front.
En fait, il n’a jamais quitté le combat. Il se bat sur tous les fronts : la maladie, la peinture, l’écriture, la pensée, et jusqu’à la simple survie matérielle. Il a tout construit en malaxant l’imaginaire et la réalité, le rêve et l’ordinaire des choses. Seuls les enfants savent faire ça pour échapper à l’ennui qui suinte de la lente succession des jours.
En effet, Frankétienne est un enfant et c’est là que réside sa force. Il est joyeux, imaginatif, buté, parfois irresponsable face aux plus graves dangers. Il a le nom le plus long de la littérature haïtienne (Jean-Pierre Basilic Dantor Franck Étienne d’Argent – je n’ai jamais su d’où venait l’argent) et aussi le plus bref : Frankétienne. Trois syllabes comme Picasso, celui avec qui il partage le plus grand nombre de traits, et d’abord cette impassibilité face au temps. On devient tous un monsieur un jour, sauf Frankétienne et Picasso. On dit Picasso ou Frankétienne.
Naturellement dans ce petit studio où je me trouve en ce moment, près de la gare de l’Est, à Paris, je repasse à toute vitesse les nombreuses fois où la comète Frankétienne m’a heurté de plein fouet.
Ma vie longe le fleuve Frankétienne, et il m’arrive de plonger dans l’encre de ses angoisses pour goûter au sang qui nourrit les personnages de ses récits chaotiques comme de ses tableaux zébrés d’éclairs. Ne vous fiez pas au carnaval rabelaisien de la surface, lui dirait joycien, plongez plus au fond pour nager parmi les cadavres qu’on nous sert à Port-au-Prince au déjeuner.
Frankétienne s’est voulu un témoin qui se laisse traverser par les évènements sans trop chercher à les commenter. Il expose le corps nu d’un pays qui se tord de douleur sans cesser de rire. Un rire qui devrait inquiéter les puissants, le rire qui dit qu’il vivra plus longtemps que ses tueurs. L’auteur d’Ultravocal est incapable de mesquineries, et si sa conversation semble parfois pessimiste, l’éclat de rire bon enfant qui suit ses saillies les plus sanglantes fait savoir que les monstres ne l’effraient pas. D’ailleurs son œuvre est gorgée de diables, de tortionnaires, de zombis et de traîtres qu’il manipule comme dans un théâtre de poche.
Lui-même est devenu avec le temps un monstre sacré. On ne le lit pas assez, pas encore, mais tout le monde le connaît. Il pénètre dans des zones qu’aucun autre écrivain haïtien n’est encore entré, grâce à son théâtre, son visage tolstoïen, ses extravagances dignes de la commedia dell’arte, ses prises de position fougueuses ou fumeuses, son courage et sa loyauté.
J’ai vu le lendemain matin du tremblement de terre un petit groupe de gens qui attendaient devant sa grande barrière rouge pour savoir si le poète avait survécu et, le voyant passer s’est écrié « le poète est vivant ». Chez les contemporains, seul Neruda a reçu de pareils hommages car il était le poète du Chant général.
La passion que le peuple voue à Frankétienne, du chauffeur de taxi au cireur de chaussures, en passant par le grand banquier, tient du mystère. Si nous doutons qu’ils le lisent, nous sentons chez eux une adoration devant une sorte de divinité lare. Ils aiment croire qu’il est capable de les venger de tous ceux qui, à l’international, les prennent pour des êtres désœuvrés. Quand ils passent devant sa barrière, ils se disent qu’il est là-dedans à préparer une réplique cinglante à tous ceux qui doutent de notre grandeur. Pas un pamphlet, mais une œuvre de création.
Frankétienne est le seul capable de prononcer sans ridicule le mot Nobel. Quand il a débuté sa longue vie artistique en 1962 avec Au fil du temps personne n’aurait parié sur un pareil canasson, mais au fil du temps il a prouvé qu’il avait plus de souffle que quiconque, un souffle presque hugolien. Ne comptons pas les livres qu’il a publiés. Je ne fais aucun choix, je prends tout puisqu’il les a tous écrits durant ces nuits et ces jours où il a tourné le dos à Marie-Andrée. Elle seule est capable de donner un prix à l’insomnie.
Tout de même, je peux dire que je me souviendrai toujours de mon étonnement en découvrant Mûr à crever (1968, j’avais 15 ans), en cachette dans la classe. J’avais l’impression que les Tontons Macoute allaient surgir à tout moment pour me traîner en prison. Les attaques n’étaient pas aussi claires que dans Ultravocal (1972) mais le livre était baigné dans une insolence inédite à mes yeux. Déjà le titre me poussait à une dangereuse question que je n’osais formuler trop fort : qu’est-ce qui pouvait être mûr à crever ? Je savais que je me mettais en danger en lisant cette simple phrase qui se cachait dans un fouillis de réflexions rêveuses : « Nos paupières sont cousues de fils invisibles. » Qui voudrait que je ne voie pas ce qui se passe autour de moi ? Bien sûr Papa Doc. Le narrateur se jette alors à l’eau : « Je dis la furie des eaux en débordement. » Ma poitrine se gonfle car je me reconnais dans ce « je ». D’où le danger. Je ne m’étais jamais autant identifié à ce point à un livre. Je baigne dans d’étranges ambiances initiatiques entre Baldwin qui annonce le feu (lu une semaine auparavant) et Frankétienne qui appelle les eaux.
Le second livre c’est Ultravocal publié en 1972 sous Baby Doc. On peut parler de coup de tonnerre. La forme est révolutionnaire. Le poète maladroit jusqu’à Mon côté gauche se mue, sous nos yeux ahuris, en grand écrivain, dépassant allégrement les camarades qui ricanaient dans son dos. Et la forte détonation contre le pouvoir établi. Long hurlement de plus de 300 pages où le narrateur va jusqu’au bout de sa voix, Ultravocal. Quel titre ! Le plus fort et le plus juste de notre littérature, et qui fait de son auteur le témoin implacable de la dictature. Il a tout dit dans ce mot.
Cette fois, j’étais journaliste, j’avais 19 ans, j’ai donc décidé d’aller le voir. C’était ma première visite à un écrivain. Je ne pouvais pas mieux tomber. Son accueil chaleureux m’a ému. Il a chanté pour moi tout en m’apprenant qu’il écrivait des chansons pour le groupe musical Les Ambassadeurs. Frankétienne est l’homme le moins snob que je connaisse. Il m’a parlé d’égal à égal. Puis il est devenu peintre.
Et un beau jour il m’a fait venir à son école au Bel Air pour me dire qu’il arrêtait d’écrire. Pour faire quoi ? Sculpteur, me répondit-il sans sourciller. Après un moment, il ajouta : « Pas sur bois, plutôt sur arbre. À la fin je sculpterai une forêt. » Toujours la démesure. N’y voyez aucune vanité, juste de l’extravagance. Un art baroque où la fièvre remplace la boursouflure. Lui, parle d’une forme spirale. Bien sûr quelque temps plus tard, le chant est revenu. Et L’oiseau schizophone (encore un titre à lui envier) plane une bonne décennie dans le ciel politiquement nuageux de Port-au-Prince.
Je ne dis pas qu’il a atteint les maîtres qu’il cherche à égaler : Shakespeare, Joyce, Dostoïevski, Dante, Dieu, excusez du peu. Ne le jugez pas : Frankétienne n’est autre que lui-même. Kafka est modeste et Frankétienne mégalomane, c’est du pareil au même, chacun prend le chemin qui lui permet de mieux soliloquer dans son labyrinthe.
On lui doit cette tentative éblouissante de quitter l’Île sans bouger de sa mégalopole chaotique, à l’image de son œuvre. N’y voyez chez lui aucun courage à rester à Port-au-Prince (« Je veux voir des mouches », s’écrit à bout de souffle l’exilé de Pèlin Tèt), car il y a des animaux qui meurent d’asphyxie en changeant d’habitat. Frankétienne avait plus de chance de survivre à Duvalier que de vivre encerclé par l’hiver durant la moitié de l’année.
De plus, on n’a qu’à traverser le cafouillis de son fief de Delmas pour comprendre d’où viennent ses personnages, ou cette urgence qui oppresse parfois ses lecteurs. Juste sous sa fenêtre. Ce bruit assourdissant et constant qu’il a tenté d’atténuer en plantant des arbres dans sa cour ressurgit dans sa peinture où les diables, les lwa, les demi-dieux et les sans-grades ne cessent de HURLER (le titre d’un recueil du poète Christophe Charles) jusqu’à devenir des ectoplasmes.
Vous comprenez que j’ai du mal à croire mort un homme pareil. Cette métaphore de ma ville, et ce témoin de ma vie. Je me souviens, et je l’ai écrit d’ailleurs dans un livre, qu’arriver chez lui un matin, je l’ai entendu gueuler depuis le balcon : « Je ne mourrai pas, j’ai vaincu le cancer, trois cancers, je ne mourrai plus. » Qui peut élever la voix ainsi face à la mort ? Un enfant, un poète, ou les deux. Frankétienne est un enfant-poète.
Dany Laferrière
Franckétienne et ses espoirs s’envolent
Franckétienne s’envole pour l’au-delà.
Sans aucun espoir de retour au berceau.
Coincé entre les 4 murs du tombeau.
Tes écrits restent un beau combat.
Tes rêves de voir un pays prospère.
Se fondent dans un mystère.
La misère s’installe en maître.
Notre espoir est en voie de disparaître.
Tes œuvres symbolisent le flambeau.
Rien n’est garanti qu’il reste allumé.
La relève est loin d’être assurée.
Au fond des abîmes et du fléau.
Tu dénonçais la violence.
Elle monte en puissance.
Ton combat physique est terminé.
Mais tes œuvres restent éveillées.
Quetony SAINT-VIL
Des médias haïtiens et étrangers ont consacré une bonne partie de leurs pages culturelles pour saluer les prouesses et les combats les ardus menés par Franckétienne pour la démocratie et ses riches contributions à la littérature haïtienne. Ses aspirations de voir un pays prospère où il faut beau de vivre, disparaissent avec lui dans une période d’impuissance pour les dirigeants et la montée en puissance des gangs armés. Pourrait on nourrir d’espoir de voir un jour que ses rêves deviennent « réalité »?
La Rédaction